La vie de Sainte Gertrude. (Suite) livre III.
LES RÉVÉLATIONS DE SAINTE GERTRUDE
LIVRE TROISIÈME
La vierge Gertrude, à cause de sa grande humilité, n'a pas écrit elle-même ce troisième livre ni les suivants; mais on peut dire plutôt qu'elle les a dictés, car, forcée par un ordre divin, elle révéla à une docte vierge ce que celle-ci devait écrire. Gertrude se trouvait indigne de raconter elle-même ces grâces célestes, car elle croyait les perdre et les négliger. C'est pourquoi elle voulut qu'une autre les mît en lumière, afin que Dieu reçût un digne hommage de louanges et dactions de grâces, par toutes les âmes qui connaîtraient (pour cet unique motif) les secrets divins. Elle pensait retirer d'un bourbier une perle précieuse et l'enchâsser dans l'or en révélant à d'autres lES dons de le Bonté divine, car le Seigneur recevrait ainsi, pensait-elle, une gloire et des actions de grâces qu'elle désespérait de jamais pouvoir lui rendre elle-même. A ces raisons néanmoins se joignit l'autorité des supérieurs, obligeant l'une à faire connaître ses révélations, et lautre à les écrire.
Ce troisième livre est tout rempli d'instructions et de consolations. II contient grand nombre de pieux exercices dans lesquels chacun, selon son état, peut apprendre comment il doit servir Dieu et lui plaire ; comment il doit offrir à Dieu le Père les, mérites et le fruit de la Passion de son Fils pour l'expiation de ses péchés et de ses fautes, et s'approprier les mérites du Sauveur ; comment encore il doit aimer Dieu de tout son cur; avec quelle dévotion il doit recevoir les sacrements, et enfin comment il doit toujours se tenir prêt à se conformer au bon plaisir de Dieu. Toutes ces choses et beaucoup d'autres du même genre contenues dans ces livres, sont l'expression continuelle de l'amour de Dieu envers ses élus. Cet amour rend en ces derniers temps le seigneur si compatissant à la faiblesse humaine quil nous prodigue, pour ainsi dire avec autant d'abondance que de miséricorde, et ses dons, et ses saints, et lui-même sans aucune réserve, pourvu que notre bonne volonté se montre disposée à tout recevoir. Continue donc, lecteur, tu ne regrettera, pas d'avoir lu ces pages.
PROLOGUE
Sa grande humilité et surtout une forte impulsion de la divine volonté l'obligèrent à faire connaître ce qui suit à une autre personne. Elle se trouvait trop indigne pour répondre à la grandeur des dons de Dieu par une reconnaissance suffisante ; aussi, après les avoir manifestés à une autre, elle s'en réjouit pour la gloire de Dieu, parce qu'il lui semblait que cette perle précieuse de la grâce avait été retirée de la boue pour être enchâssée dans un or éclatant. Ce fut donc par ordre des supérieurs que cette personne écrivit les pages suivantes.
1. Avec ce livre troisième commence la deuxième parte, de luvre de sainte Gertrude, qui fut achevée vingt ans après la réception des premières faveurs, c'est-à-dire en 1301, comme nous l'avons dit dans le prologue du premier livre. (Note de l'édition latine.)
CHAPITRE I
D'UNE SPÉCIALE PROTECTION DE LA MÈRE DE DIEU.
1. Une révélation lui avait appris que pour croître en mérite elle souffrirait ladversité. Cette annonce l'avait remplie de crainte à cause de sa fragilité ; mais le Seigneur en eut pitié et lui donna sa Mère, l'auguste Reine des cieux, pour dispensatrice de la grâce nécessaire, pendant cette adversité : il voulait que si le fardeau de la souffrance dépassait ses forces, elle invoquât cette Mère de miséricorde qui lui accorderait un puissant secours.
2. Peu de temps après, elle se trouva dans la désolation parce qu'une personne consacrée à Dieu la contraignait de découvrir les faveurs spéciales qu'elle avait reçues à la fête précédente. Pour diverses raisons, elle jugeait difficile d'accéder à ce désir, et cependant un refus ne s'opposerait-il pas à la volonté divine? Dans ce doute elle recourut à la Consolatrice des affligés et reçut cette réponse : « Donne largement tout ce que tu as, car mon Fils est assez riche pour te rendre avec surabondance ce que tu auras dépensé pour sa gloire. » Mais elle avait dissimulé son secret avec tant d'adresse et de précautions, qu'il lui semblait pénible et difficile de le dévoiler. Elle se prosterna aux pieds du Seigneur, le suppliant de lui manifester sa volonté et de lui donner la force de l'accomplir. La divine Bonté daigna l'éclairer par ces paroles: « Place mes richesses à la banque, afin qu'à mon retour j'en obtienne les intérêts.»
3. Son intelligence s'ouvrit alors à la lumière de l'Esprit de Dieu : elle comprit qu'elle n'avait si bien dissimulé les faveurs divines que par des motifs humains basés sur l'amour-propre. Aussi dans la suite découvrit-elle plus facilement les dons de Dieu, selon cette parole du livre des Proverbes : « Gloria regum est celare verbum gloria autem Dei est investigare sermonem : La gloire des rois est de tenir cachée la parole; mais celle de Dieu consiste à la rechercher avec soin»1.
1. Au livre des Proverbes il est dit: «Gloria Dei est celare verbum et gloria regum investigare sermonem " Et au livre de Tobie XII 7, r "Sacramentum redis abscondere bonum est, opera autem Dei revelare et confiteri honorificam est. »
CHAPITRE II
DES ANNEAUX DE L'ALLIANCE SPIRITUELLE.
Comme elle offrait au Seigneur, par une courte prière, les souffrances de son âme et de son corps, en même temps que les délices spirituelles et le repos physique dont elle ne pouvait jouir, le Seigneur lui apparut portant cette double offrande sous le symbole d'anneaux enrichis de brillants et passés à ses doigts divins. Après avoir reçu cette lumière, elle renouvela souvent la même offrande. Quelque temps après, elle la réitérait encore avec ferveur, quand elle sentit le Seigneur Jésus lui toucher lil gauche avec l'anneau de sa main gauche, symbole de la douleur physique. Aussitôt elle éprouva une vive souffrance à cet oeil sur lequel le Seigneur avait posé sa main ; cet oeil ne recouvra jamais son ancienne vigueur. L'acte du Seigneur lui fit comprendre que l'anneau est le signe des noces, comme les souffrances corporelles et spirituelles sont le signe infaillible de l'élection divine et des fiançailles de l'âme avec Dieu. En vérité celui qui souffre peut dire avec confiance : « Annulo suo subarrhavit me1 : Il m'a donné son anneau comme gage. » Si l'âme affligée sait de plus offrir à Dieu ses louanges et lui rendre grâces, elle peut encore avec une joie toute spirituelle ajouter ces autres paroles : « Et tamquam sponsam decoravit me corona 2 : Et il m'a couronnée comme une épouse », parce que la reconnaissance envers Dieu au milieu des peines procure une glorieuse couronne plus précieuse que l'or et la topaze.
1. Pontifical romain : De consecratione Virginum.
2. Ibid.
CHAPITRE III
DU MÉRITE DE LA SOUFFRANCE.
Il fut un jour prouvé que la répugnance naturelle que nous sentons pour la souffrance peut nous donner un accroissement de gloire, Vers la Pentecôte, elle éprouva une si forte douleur au côté que les personnes présentes auraient craint la voir mourir le jour même, si elle ne s'était déjà tirée saine et sauve de pareilles crises. Le divin Consolateur et Amant des âmes voulut alors l'instruire de la manière suivante : lorsqu'elle se trouvait délaissée par la négligence de ceux qui la soignaient, le Seigneur se montrait à elle et, par sa douce présence, tempérait sa douleur. Mais si les attentions et les soins se multipliaient autour d'elle, le Seigneur se retirait, et les souffrances augmentaient. Elle comprit par là que, plus nous sommes abandonnés des hommes, plus Dieu nous regarde dans sa miséricorde. Vers le soir comme elle était tourmentée par la violence de la douleur et demandait un peu de répit, le Seigneur, levant les bras, lui montra qu'il portait comme un ornement sur sa poitrine les souffrances qu'elle avait supportées dans la journée. Cet ornement lui parut achevé et sans aucun défaut, aussi concluait-elle avec joie que le mal allait finir. Mais le Seigneur, voyant sa pensée, lui dit : « Ce que tu souffriras encore augmentera la splendeur de cette parure. » En effet, la parure était enrichie de pierres précieuses , mais ces pierres n'avaient aucun éclat. Elle fut alors attaquée d'une peste assez bénigne, pendant laquelle elle souffrit beaucoup plus de l'absence de toute consolation que de la maladie elle-même.
CHAPITRE IV
DU MEPRIS DES SATISFACTIONS TEMPORELLES.
1. Dans les jours qui suivirent la fête de saint Barthélemy, elle se trouva envahie par une tristesse profonde et indéfinissable qui lui fit perdre la patience. A la suite de cette faiblesse, son âme fut plongée dans des ténèbres si profondes qu'il lui semblait avoir perdu les joies de la divine présence. Enfin, le samedi, comme on chantait l'antienne Stella maris Maria elle retrouva la joie spirituelle par la très puissante intercession de la Mère de Dieu.
2. Le dimanche suivant, tandis qu'elle se, réjouissait de goûter les douceurs de son Dieu, elle se ressouvint de son impatience, de ses autres défauts, et conçut d'elle-même un grand mépris. Alors elle demanda au Seigneur la grâce de se corriger, mais ce fut avec un tel abattement à cause de ses grandes et nombreuses misères, qu'elle s'écria, comme toute désespérée : « O Père très miséricordieux, veuillez mettre un terme à des maux auxquels je ne sais moi-même mettre ni bornes ni mesure. « Libera me Domine et pone mie juxta te, et cujuvis manus sit contre me : Délivrez-moi, Seigneur, et placez-moi près de vous, et que la main de qui que ce soit s'élève contre moi » (Job, xvii, 3). Le Seigneur qui désirait la consoler et l'instruire, lui montra alors un petit jardin planté de fleurs variés, entouré d'épines et arrosé par un ruisseau de miel. Il lui dit : « Veux-tu me préférer le plaisir que tu trouverais dans la beauté de ces fleurs? -Oh! jamais, Seigneur Dieu! » s'écria-t-elle. Et le Seigneur, lui indiquant un jardin fangeux, où poussait une maigre verdure et quelques fleurs sans parfum ni éclat, dit encore : « C'est peut-être ce jardin que tu préférerais? » Elle s'en détourna avec indignation: « Comment pourrais-je jamais fixer mon choix sur ce qui est méprisable et mauvais, quand je possède en vous, ô mon Dieu, le seul bien vrai, durable et éternel? » Le Seigneur ajouta : « Les dons par lesquels j'enrichis ton âme sont une preuve assurée que tu possèdes la charité, pourquoi donc alors tomber dans le trouble et le désespoir à la vue de tes péchés? N'est-il pas écrit : « Caritas operit multitudinem peccatorum : La charité couvre la multitude des péchés »? (I Pet., iv 8.) Par ce jardin fangeux et aride que tu méprises j'ai voulu représenter 1a vie charnelle. Par le jardin fleuri, la vie douce, agréable et exempte d'adversités, dans laquelle tu aurais pu jouir de la faveur des hommes et d'une réputation de sainteté si, à ta volonté propre, tu n'avais préféré ma divine volonté. - O mon Bien-Aimé, dit-elle, plût à Dieu mille fois que j'eusse renoncé à ma volonté propre en délaissant le jardin fleuri, mais je crois navoir si facilement méprisé ce jardin qu'à cause de son exiguïté. - En effet, reprit le Seigneur, lorsque je vois les âmes de mes élus plongées dans les joies d'ici-bas, la délicatesse de ma bonté infinie me porte à exciter en eux le remords de la conscience, afin que cet aiguillon puissant restreigne pour eux les agréments de la vie, et qu'ils soient ainsi amenés à les rejeter. »
3. Celle-ci, renonçant alors constamment aux joies de ce monde, et même aux célestes consolations, s'abandonna tout entière à la volonté du Seigneur. Comme enlacée dans les bras de son divin Epoux, fortement appuyée sur sa poitrine sacrée, il lui semblait que toutes les créatures uniraient en vain leurs efforts pour l'arracher à cet asile de repos, où elle avait la joie de puiser une liqueur vivifiante et plus douce que le baume à la plaie sacrée du côté du Seigneur.
CHAPITRE V.
COMMENT LE SEIGNEUR S'INCLINA VERS ELLE APRÈS QUELLE SE FUT HUMILIÉE DEVANT LUI,
En la fête de l'apôtre saint Matthieu, le Seigneur la combla des douceurs de sa bénédiction, et comme le prêtre à la messe élevait le calice du précieux Sang, elle-même présenta cette offrande à Dieu en actions de grâces. Elle réfléchit ensuite que cette oblation sainte lui servirait peu, si elle ne s'unissait au Christ, en s'exposant à souffrir pour son amour toutes sortes de tribulations. Se détachant par un généreux effort, du sein du Seigneur où elle reposait avec délices, elle s'étendit par terre comme un vil cadavre: « Me voici, ô mon Dieu, dit-elle, prête à supporter les souffrances qui pourront servir à augmenter votre gloire. » Le Seigneur plein de bonté se leva aussitôt; s'étendit par terre à côté d'elle et la serra tendrement contre lui : « Vraiment, dit-il, ceci est à moi (hoc est meum). » Fortifiée par la vertu divine, elle se releva et répondit : « Oui, ô mon Seigneur, je suis luvre de vos mains. - J'ajouterai, reprit le Seigneur, que je ne puis vivre heureux sans toi. » Pleine d'admiration à ces paroles d'une condescendance infinie : « Pourquoi , ô mon Dieu , dit-elle , parlez-vous ainsi , puisque , après avoir trouvé vos délices dans la création, vous possédez au ciel et sur la terre des amis innombrables avec lesquels vous pourriez vivre heureux même si je n'avais pas été créée ? » Le Seigneur répondit : « Celui qui a toujours été privé d'un membre ne souffre pas de cette privation, comme celui à qui on aurait coupé un membre dans sa jeunesse. Ainsi, puisque j'ai établi et affermi mon amour dans ton âme, je ne pourrai jamais souffrir que nous soyons séparés. »
CHAPITRE VI
DE LA COOPÉRATION DE LAME AVEC DIEU.
Le jour de la fête de saint Maurice, pendant la messe, au moment où le prêtre allait prononcer à voix basse les paroles de la consécration, elle dit au Seigneur: «Ce que vous opérez à cette heure, ô mon Dieu mérite tant de respect à cause de son prix inestimable, que ma bassesse n'ose même pas lever les yeux pour le considérer. Je descendrai, je me prosternerai dans la profonde vallée de l'humilité, et là jattendrai ma part de ce sacrifice qui procure à tous le salut. » Le Seigneur répondit : « Quand une mère habile veut faire un ouvrage de soie et de perles, elle place parfois son petit enfant plus haut qu'elle-même, afin qu'il tienne le fil et les perles et les lui présente pour l'aider. C'est ainsi que je te place bien haut pour entendre cette messe car si tu consens, même au prix d'un dur labeur, à élargir ta volonté, jusqu'à lui faire souhaiter que cette oblation produise son plein effet pour tous les chrétiens vivants et morts, alors, malgré la faiblesse de ton pouvoir, tu m'auras très bien aidé dans l'accomplissement de mon oeuvre. »
CHAPITRE VII
DE LA COMPASSION DO SEIGNEUR A NOTRE ÉGARD.
Le jour des saints Innocents, comme elle désirait se préparer à recevoir la sainte communion, et s'en trouvait empêchée par de nombreuses distractions, elle implora le secours divin et reçut du Seigneur cette miséricordieuse réponse : « Si une âme éprouvée par la tentation se réfugie près de moi, c'est bien d'elle que je puis dire : « Una est columba mea, tanquam electa ex millibus, qui in uno oculorum suorum transvulnerat Cor meum divinum : Ma colombe est unique, choisie entre mille ; par un seul de ses regards elle a transpercé mon divin Cur. » Si je croyais ne pouvoir la secourir dans ce péril, mon âme en éprouverait une si profonde douleur que toutes les joies du ciel ne suffiraient pas à adoucir ma peine. Dans mon humanité unie à la divinité, mes bien-aimés trouvent sans cesse un avocat qui me force à prendre pitié de leurs diverses misères. - Mais, mon Seigneur, reprit-elle, comment votre corps immaculé qui ne fut en proie à aucune contradiction, pourra-t-il vous incliner à la compassion pour nos misères si diverses? » Le Seigneur répondit: « On s'en convaincra aisément, pour peu que l'on comprenne cette parole que I'Apôtre a dite de moi : « Debuit per omnia fratribus assimilari, ut misericors fieret (Heb., II, 17): II a dû être en tout semblable à ses frères, pour devenir miséricordieux. » Puis il ajouta : « Le regard unique par lequel ma bien-aimée me perce le cur est cette espérance tranquille et assurée, qui l'oblige à reconnaître que je peux et que je veux l'aider fidèlement en toutes choses. Cette confiance fait pour ainsi dire violence à ma tendresse, et je deviens impuissant à lui résister.- Seigneur, reprit celle-ci, si l'espérance est un si grand bien et que nul ne la possède sans un don spécial de votre part, en quoi donc peut démériter celui qui ne l'a pas? » Le Seigneur répondit: « II est au moins possible à tous de vaincre la pusillanimité en méditant les nombreux passages des Écritures qui inspirent la confiance, et chacun peut s'efforcer de dire de bouche, sinon de tout son cur, ces paroles de Job : « Etsi in profundum inferni demersus fuero, inde me liberabis », et cette autre : « Etiamsi occideris me, in te sperabo : Quand même je serais plongé dans les profondeurs de l'enfer, vous m'en délivreriez », et « Quand même vous me tueriez, j'espérerais en vous » (Job, xiii, 15.)
CHAPITRE VIII
DES CINQ PARTIES DE LA MESSE.
Un jour que, retenue au lit elle ne pouvait assister à la messe où elle aurait dû communier, son cur en éprouva un vif regret: « Voici, ô mon très aimé Seigneur, dit-elle, que par la disposition de votre divine providence je ne puis aller à la messe ! Comment donc pourrai-je recevoir dignement votre chair sacrée et votre précieux sang, puisque ma meilleure préparation est de m'unir d'intention au ministre qui célèbre, en suivant les différentes parties du sacrifice ? » Le Seigneur répondit : « Puisque tu sembles m'adresser un reproche, écoute, ô ma bien-aimée, je vais te chanter un épithalame plein de douceur et d'amour : Apprends de moi que je t'ai rachetée de mon sang, et considère que les trente-trois années où j'ai travaillé sur la terre ont été consacrées à préparer mes noces avec toi ; que cela te serve pour la première partie de la messe. Apprends de moi que tu as été dotée par mon esprit, et comme mon corps a travaillé trente-trois ans â la préparation de tes noces, mon âme aussi a célébré les noces si joyeuses qu'elle désirait contracter avec toi ; que cela te serve pour la deuxième partie de la messe. Apprends de moi que tu as été remplie de ma divinité, et que cette divinité pourra te procurer, au milieu des souffrances corporelles, les délices spirituelles les plus enivrantes ; que cela te serve pour la troisième partie de la messe. Apprends encore de moi que tu as été sanctifiée par mon amour, et reconnais que tu n'as rien par toi-même, mais que tu tiens de moi tout ce qui peut te rendre agréable à mes yeux ; que cela te serve pour la quatrième partie de la messe. Apprends enfin à quelle hauteur tu es élevée par cette union avec moi, et reconnais que, toute puissance m'ayant été donnée au ciel et sur la terre, rien ne peut m'empêcher de te faire partager ma gloire, et de vouloir que celle qui est vraiment l'épouse du Roi soit appelée Reine et reçoive les honneurs dus à son rang. Prends tes délices à méditer ces faveurs, et ne te plains plus de n'avoir pas assisté à la messe. »
CHAPITRE IX
DE LA DISPENSATION DE LA GRÂCE DIVINE.
1. Dieu avait révélé à une personne qu'il voulait, par les prières de la Congrégation, délivrer du purgatoire un grand nombre d'âmes, et des oraisons spéciales avaient été demandées à tout le convent. Celle dont nous parlons en ce livre se mit avec ferveur à réciter comme les autres, un jour de dimanche, la prière prescrite, lorsque, s'approchant plus près du Seigneur, elle le vit entouré de gloire et distribuant ses bienfaits autour de lui. Comme elle ne pouvait discerner clairement ce qui occupait le Seigneur à ce point, elle lui dit : « O Dieu plein de bonté, à la dernière fête de sainte Madeleine, vous avez daigné révéler à votre indigné servante que vous accordiez avec une bonté spéciale des grâces de miséricorde aux personnes qui en ce jour venaient se prosterner à vos pieds, pour imiter cette bienheureuse pécheresse, votre véritable amante. Daignez donc aujourd'hui encore me révéler l'action que vous accomplissez en ce moment. » Le Seigneur répondit : « Je distribue me dons. » Elle comprit à ces mots qu'il appliquait aux âmes des défunts les prières du convent, et, bien que ces âmes fussent présentes, celle-ci ne pouvait les voir. Le Seigneur ajouta : « Ne veux-tu pas aussi m'offrir tes mérites pour que je puisse augmenter mes libéralités ? » Son âme fut attendrie par l'onction de ces douces paroles, et comme elle ignorait que toute la communauté fût en union de prières, elle éprouva une grande reconnaissance de ce que le Seigneur voulait bien lui demander quelque chose de spécial et répondit avec joie : « Oui, ô mon Dieu, je vous donne non seulement mes biens qui sont peu de chose, mais aussi ceux de notre communauté dont je puis disposer en vertu des liens de douce fraternité que votre divine grâce a formés entre nous. C'est avec une volonté libre et une joie sans bornes que je vous présente cette offrande dans le but d'honorer votre infinie perfection. » Alors le Seigneur, comme distrait de son occupation par le plaisir que lui causait cette offrande, étendit une blanche nuée qui le couvrit ainsi que son épouse bien-aimée, puis il s'inclina vers elle et l'attira doucement à lui en disant: « Occupe-toi de moi seul, et jouis de la douceur de ma grâce.» Mais elle reprit : « Pourquoi, ô Dieu si bon, avez-vous révélé à cette personne ce que vous vous proposiez de faire pour les âmes souffrantes, et me privez-vous de cette lumière, lorsque vous avez coutume de me dévoiler la plupart de vos secrets ? » Le Seigneur répondit : « Souviens-toi que souvent mes dons ne servent qu'à t'humilier, car tu t'en juges indigne, tu sembles les recevoir comme un mercenaire dont on paie les services. Tu crois volontiers que la fidélité dépend uniquement de ces bienfaits, et alors tu exaltes les âmes qui, sans aucune faveur spéciale, se montrent néanmoins fidèles en toutes choses. Je t'ai fait partager leur sort en cette circonstance, afin que ton zèle pour les âmes souffrantes et tes prières assidues n'étant motivées par aucune faveur, tu reçoives toi. même le privilège que tu semblais envier aux autres. » Tandis quelle écoulait ces ineffables paroles, elle fut ravie hors d'elle-même par la contemplation de cette bonté divine, qui tantôt déverse sur nos âmes le fleuve impétueux de ses grâces, tantôt refuse de moindres faveurs pour garder plus sûrement ces mêmes grâces. La vue de cette admirable conduite de Dieu qui faisait tout concourir au bien de son âme excita en elle une si grande admiration et une si profonde reconnaissance, que, ravie en extase et défaillante sous l'action divine, elle se jeta sur le sein du Seigneur en disant : « O Dieu, ma faiblesse ne peut supporter la vue de tant de merveilles ! » Le Seigneur voulut bien alors atténuer la splendeur de cette lumière, et lorsqu'elle eut recouvré ses forces, elle lui dit : « Puisque votre providence, dans son incompréhensible sagesse, ô mon Dieu, a jugé convenable de me priver de ce don, je ne veux plus désormais le désirer. Cependant, je vous prierai de me dire si vous m'exaucez lorsque je vous implore en faveur de mes amis. » Et le Seigneur affirma avec serment : « Par ma vertu divine, dit-il, je t'exauce. - Alors je vous prie pour cette personne qui m'a été souvent recommandée. » Elle vit aussitôt s'échappe, de la poitrine du Seigneur un ruisseau d'une eau limpide comme le cristal, qui pénétra jusqu'au centre de l'âme pour qui elle priait. Elle interrogea encore le Seigneur: « Cette personne, dit-elle, ne sent pas l'effusion de cette grâce, pourra-t-elle en profiter? - Lorsque le médecin fait prendre à son malade une potion salutaire, répondit le Seigneur, ceux qui le soignent ne peuvent en constater sur l'heure le bon effet, et le malade ne se sent pas guéri à l'instant. Cependant le médecin, qui connaît la vertu de son remède, en voit aussi à l'avance l'heureux résultat. - Mais pourquoi, Seigneur, nenlevez-vous pas à cette âme ses mauvaises habitudes et ses autres défauts, comme souvent je vous en ai prié? - N'as-tu pas lu, répondit le Seigneur, ce qui est écrit de moi lorsque j'étais enfant : « Proficiebat aetate et sapientia coram Deo et hominibus: II avançait en âge et en sagesse devant Dieu et devant les hommes » (Luc., II, 52) ; de même cette personne, par un progrès journalier, changera bientôt ses défauts en vertus, et je lui pardonnerai tout ce qui provient de la faiblesse humaine, afin de pouvoir lui donner au ciel les récompenses que j'ai destinées à l'homme en me proposant de l'exalter au-dessus des anges ».
2. L'heure de la sainte Communion approchait. Elle demanda au Seigneur de vouloir bien ce jour-là anticiper le moment de sa grâce pour autant de pécheurs qu'il délivrerait d'âmes souffrantes en écoutant les prières de la personne nommée plus haut. (Elle avait lintention de prier pour les pécheurs qui devaient être sauvés, car il lui semblait téméraire d'intercéder pour ceux qui étaient en voie de damnation.) Mais le Seigneur lui reprocha cette timidité : « Par la présence réelle et adorable de mon corps immaculé et de mon précieux sang que tu vas bientôt posséder en toi, lui dit-il, ne pourrais-tu pas obtenir que les pécheurs en voie de damnation soient ramenés à une bonne vie? » L'immense miséricorde renfermée dans ces paroles la jeta dans l'admiration : « O mon Dieu, dit-elle, puisque votre infinie bonté daigne écouter mes prières, je lui demande, en m'unissent au désir et à l'amour de toutes vos créatures, qu'autant elle délivrera d'âmes souffrantes, autant elle sauve, par sa grâce, de pécheurs vivant en état de damnation; que cette grâce, ô mon Dieu, soit accordée à ceux qu'il vous plaira, en quelque lieu qu'ils habitent, et au temps marqué par votre providence. En vous adressant cette prière, je ne veux avoir en vue ni mes amis, ni mes parents, ni aucun de mes proches. » Le Seigneur accueillit cette demande et promit de l'exaucer. Elle dit encore : « Je voudrais savoir, ô mon Dieu, ce que je pourrais ajouter pour suppléer à l'insuffisance de ces prières. » Mais le Seigneur ne répondit pas : « O mon Seigneur, reprit-elle, vous gardez le silence, parce que vous connaissez le fond des curs, et vous ne voulez pas demander à ma faiblesse ce qu'elle ne pourrait donner. » Le Seigneur lui répondit avec un visage plein de douceur : « La seule confiance peut aisément tout obtenir; cependant si ton zèle désire m'offrir un surcroît d'hommages, récite trois cent soixante-cinq fois le psaume: Laudate Dominion omnes gentes, etc., et j'y trouverai un supplément aux louanges que les Créatures ont négligé de me rendre. »
CHAPITRE X
DE TROIS OFFRANDES.
1. En la fête de saint Mathias, elle avait résolu, pour plusieurs raisons, de s'abstenir de la sainte communion, et pendant la première messe elle tenait son esprit attentif à Dieu et à elle-même. Le Seigneur lui témoigna alors, par de nombreuses marques de tendresse, l'affection la plus vraie qu' un ami puisse avoir pour son ami, mais elle ne s'en montra guère satisfaite, habituée qu'elle était à recevoir des faveurs plus élevées par un mode supérieur. Ce qu'elle eût souhaité, c'était de sortir d'elle-même pour adhérer au Bien-Aimé qui est appelé un feu consumant ; c'était encore de se voir liquéfiée pour ainsi dire par l'ardeur de la charité, afin de s'unir le plus intimement possible à l'objet de son amour. Mais l'action de la grâce ne secondant pas en ce jour ses aspirations, elle y renonça pour la gloire de Dieu et reprit sa pratique ordinaire. Cette pratique consistait à louer l'immense bonté et la condescendance de l'adorable Trinité, pour tous les bienfaits sortis des abîmes infinis de ses richesses pour se répandre sur les bienheureux, à lui rendre grâces pour toutes les faveurs accordées à l'auguste Mère de Dieu, à la bénir enfin pour tous les dons infus dans la très sainte humanité de Jésus Christ. Elle suppliait encore tous les saints réunis, et chacun en particulier, de daigner, en supplément de ses négligences, offrir à la resplendissante et toujours tranquille Trinité l'amour et la perfection avec lesquels, au jour de leur mort, ils se présentèrent devant le Dieu de gloire pour recevoir leur récompense. Dans ce but elle récita trois fois le psaume : Laudate Dominum omnes gentes, en l'honneur de tous les saints, de la bienheureuse Vierge et du Fils de Dieu. Mais le Seigneur lui dit: « Comment remercieras-tu les saints des prières qu'ils vont m'adresser à ton intention, puisque tu te disposes aujourd'hui à supprimer l'oblation par laquelle tu ma rendais pour eux mille actions de grâces? » A cette question elle garda le silence.
2. Lorsqu'on arriva à la consécration de l'hostie, elle eut le désir de trouver une offrande digne d'être présentée à Dieu le Père comme tribut de louange. Le Seigneur lui dit: « Si tu te préparais aujourd'hui à recevoir le Sacrement vivifiant de mon corps et de mon sang, il te serait possible d'obtenir les trois bienfaits que tu souhaitais pendant cette messe, à savoir: de jouir de la douceur de mon amour; de sentir ton âme liquéfiée par l'ardeur de ma divinité, au point qu'elle puisse s'écouler en moi comme l'argent se coule avec l'or dans le creuset ; enfin tu posséderais ce trésor précieux digne d'être offert au Père tout-puissant comme éternelle louange, et tous les saints verraient croître leur récompense. » Convaincue par ces divines paroles, elle fut enflammée d'un si grand désir de recevoir ce très salutaire Sacrement, qu'il ne lui eût pas semblé difficile de voler à travers des épées nues. Elle alla donc communier, et comme elle rendait à Dieu de dévotes actions de grâces, le véritable Ami des hommes lui dit: « Aujourd'hui, par un mouvement de volonté propre, tu ne songeais qu'à me rendre le devoir d'un vulgaire serviteur qui apporte à son maître le mortier, la paille et les briques. Mais je t'ai élue dans mon amour, et je t'ai placée parmi les heureux convives qui se rassasient à ma table royale. » Comme, en ce même jour, une personne s'était abstenue aussi de la sainte communion sans raison sérieuse, celle-ci dit au Seigneur: « Pourquoi avez-vous permis, ô Dieu plein de miséricorde, qu'elle soit tentée ainsi ? » Le Seigneur répondit: « II ne faut pas m'en accuser, car elle a si bien couvert ses yeux du voile de son indignité, qu'elle n'a plus même aperçu la tendresse de mon amour paternel. »
CHAPITRE XI
D'UNE INDULGENCE ET DU DESIR DE LA DIVINE VOLONTÉ.
1. Elle apprit une fois qu'on prêchait une indulgence de plusieurs années, selon l'usage pour attirer les offrandes, et dit au Seigneur avec dévotion : « O mon Dieu, si je possédais de grandes richesses, je donnerais cet or et cet argent afin de recevoir l'indulgence et le pardon de tous mes péchés, pour la gloire de Dieu et l'honneur de votre nom. » Le Soigneur, répondit avec bonté : « De par l'autorité et la puissance de ma divinité, reçois la rémission de tes fautes et de tes imperfections. » Aussitôt son âme lui parut entièrement purifiée et blanche comme la neige.
2. Quelques jours après, elle vit son âme encore parée de l'éclatante blancheur dont Dieu l'avait ornée, et craignit d'être dans l'illusion, car il lui semblait que cette pureté si elle eût été réelle, se serait trouvée déjà ternie par quelques négligences commises par fragilité humaine. Le Seigneur, avec sa bonté ordinaire, voulut la rassurer et lui dit : « Penses-tu que je me réserve un pouvoir inférieur à celui que j'ai donné aux créatures? Si j'ai communiqué au soleil la vertu d'effacer en un instant, par la chaleur de ses rayons, les taches qui paraissent sur une étoffe blanche, et même de rendre la partie souillée plus nette et plus éclatante, à combien plus forte raison, moi qui suis le Créateur du soleil, puis-je diriger le regard de ma miséricorde sur l'âme que je désire voir pure de toute faute et de toute négligence, et la garder sans tache par la force indomptable de mon amour.»
3. Une autre fois, la vue de son indignité et de sa faiblesse l'avait si fortement découragée, qu'elle ne pouvait comme de coutume célébrer les louanges de Dieu, ni aspirer aux jouissances de la contemplation. Cependant, elle retrouva bientôt sa vigueur, par la miséricorde de Dieu et les mérites de la très sainte vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et il lui fût possible de s'avancer selon son désir vers la majesté du Roi des rois, revêtue de cette beauté qui brillait dans la reine Esther en présence d'Assuérus. Le Seigneur lui dit alors dans sa bonté : « Qu' ordonnes-tu, ô ma Reine et Maîtresse? » Elle répondit: « Je demande, ô mon Roi, et je désire de tout cur que votre adorable volonté s'accomplisse entièrement en moi. » Ensuite le Seigneur, lui nommant les unes après les autres toutes les personnes qui s'étaient recommandées à ses prières : « Que souhaites-tu, lui dit-il, pour celle-ci, et pour celle-là, et encore pour cette autre qui a sollicité particulièrement tes suffrages ? - O mon Dieu, dit-elle, je ne demande autre chose pour elles, que l'accomplissement parfait de votre volonté sainte. Et pour toi, ajouta le seigneur, que désires-tu que je fasse? - Je souhaite par-dessus tout voir votre aimable et pacifique volonté se réaliser en moi et dans toutes les créatures ; et pour cela j'exposerais volontiers aux supplices chaque membre de mon corps. »
4. L'infinie bonté de Dieu, qui lui avait inspiré de si parfaits désirs, voulut aussi l'en récompenser et répondit : « II me plaît de reconnaître par un don spécial ce zèle plein d'amour avec lequel tu as souhaité l'accomplissement de mon divin vouloir; aussi dès ce moment tu seras agréable à mes yeux, comme si tu n'avais jamais transgressé ma volonté sainte. »
CHAPITRE XII
DE LA TRANSFIGURATION ACCOMPLIE PAR LA GRÂCE.
1. Comme on chantait l'antienne : In lectulo meo, etc. (Cantic, III), où se trouvent répétés quatre fois ces mots : « quem diligit anima mea, celui que chérit mon âme », elle comprit que l'âme fidèle peut chercher Dieu de quatre manières différentes. Par ces paroles: « In lectulo meo per noctem quaesivi quem diligit anima mea : sur ma couche, pendant la nuit, j'ai cherché celui qu'aime mon âme » (Cantic , III), elle connut la première voie par laquelle on cherche Dieu, et qui est de lui offrir des louanges dans le repos sacré de la contemplation. L'antienne continue: « Quaesivi illum et non inveni : Je l'ai cherché et je ne l'ai pas trouvé », parce que l'âme, captive dans cette chair mortelle, ne peut arrivera louer Dieu parfaitement. La seconde manière de chercher Dieu lui fut montrée dans ce verset : « Surgam et circuibo civitatem per vicos et plateas, quaerens quem diligit anima mea : Je me lèverai, je ferai le tour de la ville, par les rues, sur les places publiques, je chercherai celui qu'aime mon âme », parce que l'âme parcourt les rues et les places, c'est-à-dire s'exerce dans l'action de grâces à reconnaître les divers bienfaits de Dieu envers ses créatures, et là, encore, la reconnaissance ne pouvant égaler les bienfaits du Créateur, c'est avec raison qu'elle ajoute : quaesivi illum et non inveni Par le troisième verset : « Invenerunt me vigiles qui custodiunt civitatem : Ceux qui veillent pour garder la ville m'ont rencontrée », il lui fut donné de comprendre que les avertissements de la justice et de la tendresse de Dieu font rentrer l'âme en elle-même. C'est après avoir comparé les bontés de Dieu avec sa propre indignité quelle commence à gémir, à faire pénitence de ses péchés, et à rechercher la miséricorde divine en disant : « Num quem diligit anima mea vidistis ? N'avez-vous pas vu celui qu'aime mon âme ? » N'ayant aucun secours dans ses propres mérites, elle se tourne vers le Seigneur par une humble confiance, et trouve sans tarder le Bien-Aimé de son âme, soit dans une fervente prière, soit par une illumination de la grâce.
2. Après le chant de cette antienne, pendant laquelle elle avait goûté les consolations que nous venons de raconter et d'autres faveurs inexprimables, elle sentit son coeur et tous ses membres si puissamment ébranlés par la vertu divine que ses forces défaillirent : « O mon Bien-Aimé, dit-elle, c'est maintenant que je puis m'écrier que les profondeurs de mon être et tous mes membres ont tressailli à votre douce approche. » Le Seigneur répondit : « Je connais l'onction divine qui s'écoule de moi et revient en moi, mais tant que tu vis dans une chair mortelle tu ne peux comprendre combien la tendresse de Dieu s'est déversée en toi. Il importe que tu saches cependant que, par la force de cette grâce, tu as reçu une gloire analogue à celle qui resplendit au mont Thabor sur mon corps transfiguré en présence des disciples. Dans la douceur de mon amour, je puis dire désormais de toi : « Hic est filius meus dilectus in quo mihi bene complacui (Matth., xvii, 5) : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je me suis complu », car cest le propre de cette grâce de communiquer au corps et à l'âme par un mode admirable une éclatante gloire.
1. Antienne des Vierges tirée du chapitre iii du Cantique des cantique.
CHAPITRE XIII
DE LA RÉPARATION.
1. Il arriva qu'un jour, en pliant les ornements sacrés, on fit tomber par terre une hostie qui avait été offerte à l'autel, mais on ne savait si elle avait été consacrée ou non. Celle-ci, ayant eu recours à Dieu, apprit de lui que l'hostie n'était pas consacrée, et conçut à bon droit une joie extrême de ce qu'une telle négligence n'avait pas été commise. Cependant, comme elle brûlait de zèle pour la gloire de son Seigneur, elle lui dit : « Bien que votre bonté infinie ait empêché une si grande irrévérence envers le Sacrement de l'autel, cependant, ô Dieu de l'univers, parce que vous êtes outragé non seulement par les païens et les Juifs qui sont vos ennemis, mais encore par vos amis, c'est-à-dire par les fidèles rachetés de votre sang, et, ce qui est encore plus déplorable, quelquefois même par les prêtres et les religieux. je ne révèlerai point que cette e hostie nà pas été consacrée, pour ne pas vous priver d'un hommage de réparation. » Elle ajouta: « Faites-moi connaître, ô Seigneur, quelle satisfaction vous plairait davantage pour réparer les offenses qui se commettent contre vous, car il me serait doux de consumer toutes mes forces pour la gloire et l'honneur de votre nom. » Elle comprit que le Seigneur accepterait volontiers qu'en union de cet amour par lequel Dieu s'est fait homme pour nous, on récitât deux cent vingt-cinq fois le Pater noster pour honorer ses membres sacrés, et qu'on rendit service autant de fois au prochain à cause de Celui qui a dit: Quod uni ex minimis meis fecistis, mihi fecistis : Ce que vous avez fait au plus petit des miens, c'est à moi que vous lavez fait a (Matth., xxv, 40). Le Seigneur demandait encore qu'on renonçât pour son amour aux plaisirs vains et inutiles.
2. Oh ! que les miséricordes de Dieu sont grandes et ineffables ! En véritable ami des hommes, il daigne accepter d'aussi faibles offrandes et même les récompenser, lorsque nous ne mériterions que de justes châtiments, si nous lui refusions le tribut de notre amour.
CHAPITRE XIV
LAME EST PURIFIÉE PAR DEUX MOYENS :
L'AMERTUME DE 1A PÉNITENCE ET LA SUAVITÉ DE L'AMOUR.
1. Le Seigneur, désireux d'augmenter le mérite des âmes qui lui sont chères et d'assurer leur salut, permet quelquefois qu'elles trouvent d'énormes difficultés dans laccomplissement d'un devoir très facile en lui-même.
2. C'est ce qui arriva à celle-ci : la confession de ses fautes lui parut un jour si pénible qu'elle était persuadée de ne pouvoir la mener à bien par ses propres forces. Comme elle priait le Seigneur avec toute la ferveur possible, celui-ci l'interrogea : « Veux-tu, dit-il, remettre avec une entière confiance entre mes mains le soin de cette confession et ne t'en faire aucun souci ? » Elle répondit : « Oui, ô mon très cher Seigneur, j'ai une entière et surabondante confiance en votre toute-puissante bonté; mais, après vous avoir offensé, j'éprouve le besoin de repasser ces péchés dans l'amertume de mon âme, afin de vous offrir par là quelque marque d'un regret efficace. Le Seigneur ayant agréé ce procédé, elle se plongea dans la considération de ses misères, et bientôt sa peau lui parut toute déchirée comme si elle s'était roulée dans les épines. Elle découvrit ses plaies au Père des miséricordes, afin qu'en habile et fidèle médecin il voulût bien les guérir. Le Seigneur, s'inclinant vers elle avec bonté, lui dit : « Par mon souffle divin, je chaufferai pour toi le bain salutaire de la confession, et lorsque tu auras été purifiée selon mon bon plaisir, tu apparaîtras sans tache à mes yeux ». Aussitôt elle voulut se dépouiller de ses vêtements pour être plongée dans ce bain et dit : « J'ai dans le coeur, ô mon Dieu, un si grand amour de votre gloire, qu'il me force à me dépouiller de tout honneur humain, et, s'il le fallait, je serais prête à déclarer mes fautes devant le monde entier. » Le Seigneur la couvrit alors de ses propres vêlements et la fit reposer avec douceur dans ses bras jusqu 'à ce que ce bain fut prêt, c'est-à-dire jusqu'à à l'heure de la confession.
3. Mais comme ce moment approchait, son esprit fut encore plus assailli par le trouble : « Seigneur, dit-elle, votre coeur si tendre et si miséricordieux n'ignore pas combien cette confession m'est à charge; pourquoi permettez-vous que je sois en outre accablée par de pénibles pensées? » Le Seigneur répondit: « Les personnes qui se baignent se font donner des frictions énergiques dans le but de fortifier leur corps; de même ton âme prendra son essor au milieu des contradictions. » Elle vit bientôt un bain préparé à la gauche du Seigneur, et de ce bain s'échappait une tiède vapeur. En même temps cet aimable Sauveur lui montra à sa droite un jardin délicieux rempli de fleurs, parmi lesquelles on distinguait de superbes roses sans épines qui charmaient et attiraient, par leurs suaves parfums. Le Seigneur l'invita à entrer dans ce magnifique jardin, si elle le préférait au bain qui lui paraissait toujours intolérable. « Non, mon Dieu, dit-elle, j'entrerai sans hésitation dans ce bain que vous avez daigné chauffer par votre souffle divin. » Le Seigneur répondit : » Qu'il en soit ainsi pour ton salut éternel ! »
4. Elle comprit que ce beau jardin figurait la suavité intérieure de la grâce divine. La grâce portée par le souffle doux et léger de l'amour, répand sur l'âme fidèle une rosée parfumée des larmes de la dévotion, la rend blanche comme la neige et lui donne une sécurité parfaite, non seulement au sujet de la rémission de ses péchés, mais aussi en ce qui concerne l'abondance des mérites. Delà elle concluait que le Seigneur avait eu pour agréable de lui voir abandonner, à cause de son amour, la voie douce et facile des consolations célestes et choisir un chemin rude et pénible. Après la confession elle se retira dans l'oratoire et y sentit la présence de cet aimable Seigneur qui lui avait rendu la confession si pénible. Elle avait en effet éprouvé d'énormes difficultés à déclarer des fautes légères, que d'antres dévoilent parfois en public, comme en se jouant.
5. II est bon de savoir que l'âme est purifiée de tous ses péchés par deux moyens principaux : par l'amertume de 1a pénitence et tous les sentiments dont elle est la source, c'est ce que signifie le bain ; par le doux embrasement du divin amour avec ses conséquences, et c'est là ce que symbolise le jardin délicieux.
6. Elle se reposa ensuite dans la sacrée blessure de la main gauche du Sauveur, comme pour y goûter après le bain ce délassement qui accompagne la transpiration, et y attendre l'heure d'accomplir la pénitence imposée par le prêtre. Mais comme cette satisfaction exigeait un délai, elle s'affligeait de ne pouvoir peut-être, avant de lavoir achevée, jouir en toute liberté et familiarité de la présence de son très aimé et très doux Seigneur. Pendant la messe, quand l'Hostie sainte qui efface le péché et réconcilie l'homme avec Dieu fut immolée par le prêtre, elle s'unit au divin sacrifice et présenta cette offrande pour obtenir l'entier pardon de ses fautes, et rendre grâces au Seigneur qui lui avait procuré le bain salutaire de la confession. L'offrande fut acceptée, tandis qu'elle-même était reçue dans le sein du Père de Bonté infinie. Là elle comprit par expérience que l'Orient qui brille d'en haut, Oriens ex-alto, l'avait vraiment visitée par les entrailles de sa miséricorde et de sa vérité.
CHAPITRE XV.
DE L'ARBRE DE L'AMOUR.
1. Le lendemain pendant la messe, au moment même de l'élévation, elle se trouva comme assoupie et moins attentive à la prière. Mais le son de la cloche l'éveilla soudain, et elle vit le Seigneur Jésus qui tenait entre ses mains un arbre dont le tronc avait été coupé au niveau du sol ; les fruits de cet arbre étaient magnifiques, chacune de ses feuilles brillait comme une étoile et projetait des rayons lumineux. Le Seigneur secoua l'arbre au milieu de la cour céleste, et les saints goûtèrent ses fruits avec une grande joie. Peu après, il le planta au milieu du cur de celle-ci comme dans un jardin, afin qu'elle lui fit produire des fruits, et quelle y trouvât l'ombre rafraîchissante avec la nourriture de vie. Aussitôt que l'arbre fut planté, elle s'occupa de ses fruits, c'est-à-dire pria pour une personne qui lui avait fait de la peine. Elle demandait à supporter de nouveau cette même peine afin d'obtenir de Dieu des grâces plus abondantes pour celle qui en était cause. Au même moment elle aperçut au sommet de l'arbre une fleur magnifique qui devait produire son fruit à condition que celle-ci mit en oeuvre sa bonne volonté. Cet arbre symbolisait donc la charité qui produit non seulement les fruits des bonnes oeuvres, mais aussi les fleurs des bons désirs et les feuilles rayonnantes des saintes pensées ; c'est pourquoi les habitants du ciel se réjouissent quand ils voient un mortel prendre pitié de ses frères et secourir leur misère.
2. A ce même moment de l'élévation de l'hostie, celle-ci reçut encore une brillante parure d'or pour rehausser la splendeur du vêtement rose qui lui avait été donné la veille, alors qu'elle reposait sur le sein du Seigneur.
3. En ce même jour, à None, le Seigneur lui apparut sous la forme d'un jeune homme plein de grâce et de beauté. Il la pria de cueillir quelques noix sur larbre pour les lui offrir, et, la soulevant de terre, il l'assit sur une branche. Mais elle dit : « O très aimable jeune homme, pourquoi me demander cela? Par la vertu et par le sexe je suis faible, il vous siérait bien mieux de me présenter de ces fruits. ---Non, dit-il, l'épouse qui se trouve chez elle, dans la maison de ses parents, agit avec une liberté que le fiancé discret ne peut prendre lorsqu'il vient parfois la visiter. Mais si dans ces occasions la fiancée se montre pleine d'égards et de délicatesse envers celui qu'elle aime, à son tour il la recevra dans sa propre demeure avec tendresse et bienveillance. » II donnait ainsi à entendre combien sont répréhensibles ceux qui disent: Si Dieu voulait ce que je veux, et qu'il me donnât sa grâce, je ferais telle et telle chose. Comme s'il nétait pas juste que l'homme brise en tout sa volonté propre pour accomplir celle de Dieu et s'assure par là une magnifique récompense. Elle s'apprêtait à offrir les noix au jeune homme, lorsque celui-ci monta sur l'arbre, s'assit auprès d'elle et l'invita à tirer les fruits de leur écaille pour qu'il pût les manger. II voulait ainsi lui apprendre que l'on ne doit pas seulement vaincre ses ressentiments pour faire du bien à son ennemi, mais qu'il faut encore chercher à le faire le plus parfaitement possible. Sous le symbole de ces noix, le Seigneur lui enseignait la bienfaisance envers ceux qui la persécutaient : ces fruits, à l'écorce dure et amère, se trouvaient placés sur l'arbre de l'Amour parmi les pommes et autres fruits savoureux, pour donner à entendre que la Charité envers les ennemis doit se pratiquer au milieu des douceurs de l'amour de Dieu, amour qui rend l'homme prêt à souffrir la mort elle-même pour le nom de Jésus-Christ.
CHAPITRE XVI
DES AVANTAGES DE LA PERSÉCUTION. COMMUNION SPIRITUELLE.
1. Le dernier jour où le convent célébrait l'office divin qu'un interdit ecclésiastique1 venait de suspendre, on chantait la messe Salve sancta Parens en l'honneur de la Mère de Dieu, et celle-ci dit au seigneur : « O Dieu plein de bonté, comment nous consolerez-vous dans la désolation actuelle ? - Je puiserai en vous, dit le Seigneur, des délices plus abondantes. Comme l'époux jouit de son épouse dans le secret de la chambre nuptiale plus volontiers qu'en présence de la foule, de même je trouverai mes délices dans vos soupirs ardents et dans les gémissements de vos curs. Mon amour prendra en vous des accroissements nouveaux, comme un feu qui se trouvant enfermé, redouble de vigueur. Les complaisances que je trouverai dans vos âmes et l'amour que vous aurez pour moi monteront comme une eau qui s'élance avec plus de force après avoir été retenue par des digues ».
2. Celle-ci demanda alors : « Et combien de temps durera cet interdit? - Aussi longtemps qu'il durera, répondit le Seigneur, aussi longtemps je ferai durer cette abondance de grâces. » Elle ajouta : « Il semble que les grands de la terre considèrent comme une honte d'admettre dans leur intimité les personnes de basse condition ; avec combien plus de raison le Roi des rois doit-il tenir cachés les desseins de sa Providence à une aussi vile créature ; c'est sans doute pourquoi vous me laissez dans l'incertitude, bien que vous connaissiez le commencement et 1a fin de toutes choses ? -- Il nen est pas ainsi, reprit le Seigneur, mais j'agis en vue de ton salut. Dans la contemplation je te découvre parfois mes secrets ; d'autres fois je les tiens cachés afin de te maintenir dans l'humilité : quand je te les découvre, tu constates ce que tu deviens par ma grâce; quand je te les cache, tu vois ce que tu es par toi-même ».
3. A l'offertoire de la messe : « Recordare Virgo Mater2 : Souvenez-vous, a Vierge Mère », lorsqu'on en fut à ces mots : « ut loquaris pro nobis bona: de parler en notre faveur », comme elle implorait la Mère de toute grâce, le Seigneur lui dit : « Il n'est pas nécessaire qu'on plaide votre cause, car déjà je vous suis pleinement favorable. » Mais elle, se souvenant de ses propres fautes et de celles d'autres surs, ne pouvait comprendre que le Seigneur fût complètement apaisé. C'est alors qu'avec une grande tendresse il daigna lui dire : « Ma bonté naturelle m'incline toujours à regarder de préférence ce qu'il y a de meilleur dans une âme ; ma divinité tout entière embrasse alors cette meilleure partie et dissimule 1e moins parfait pour remarquer ce qui l'est davantage. - O vous qui êtes si magnifique dans vos dons, reprit-elle, comment accordez-vous les douceurs de vos consolations à une âme aussi indigne que la mienne, et aussi peu préparée à les recevoir ? - J'y suis forcé par mon amour. - Mais où sont donc, Seigneur, les souillures que j'ai contractées il y a peu de temps par cette irritation qui remplissait mon cur et que j'ai même un peu manifestée par mes paroles ? - Le feu de ma divinité les a consumées, et c'est ainsi que je fais disparaître les difformités de toute âme vers laquelle ma bonté s'incline. -O Dieu très-clément, puisque votre grâce est si souvent propice à ma faiblesse, voudriez-vous me dire si l'âme devra se purifier après la mort de fautes semblables à cette impatience ou d'autres encore ? » Et comme le Seigneur feignait de ne pas entendre : « En vérité, ô mon Dieu, dit-elle, si votre justice l'exigeait, je descendrais volontiers au fond de l'abîme pour vous offrir une plus digne satisfaction; mais si, au contraire, votre bonté et votre miséricorde trouvent leur gloire à ce que ces fautes soient consumées par le feu de votre amour, je vous prierai de brûler à jamais les souillures de mon âme dans ce feu divin, bien que je ne mérite pas celte faveur. » Et la Bonté divine, aussi tendre qu'inépuisable, accueillit encore cette demande.
4. Le lendemain, comme on célébrait la messe pour le peuple3, elle dit au Seigneur au moment de la Communion : « O Père très clément, n'êtes-vous pas ému de compassion en nous voyant privées de la nourriture infiniment précieuse de votre Corps et de votre Sang, à cause de ces pauvres biens temporels qui doivent soutenir notre vie ?» Et le Seigneur répondit : « Comment plaindrais-je mon épouse bien-aimée, lorsque, ayant dessein de l'introduire dans la salle brillante et ornée de fleurs du festin des noces, et découvrant dans sa parure quelque chose de défectueux, je la tire à l'écart pour remédier de ma main à ce désordre, et la présenter ensuite aux convives dans tout léclat de sa beauté ? » Elle dit : « Comment, ô Seigneur, votre grâce peut-elle habiter dans l'âme de ceux qui nous font tant souffrir par cet interdit? » Et il lui fut répondu : « Ne t'occupe pas d'eux, je me réserve leur jugement ».
5. Au moment de l'Élévation, comme elle offrait à Dieu l'hostie sainte en tribut de louange éternelle et pour le salut du convent, le Seigneur reçut en lui-même cette hostie, et par une aspiration qui sortait des profondeurs de son être, il en retira une vivifiante suavité et dit: « En cette aspiration je rassasierai mes épouses d'une nourriture divine. » Celle-ci reprit : « O mon Seigneur, est-ce que vous allez communier tout le convent ? - Non, mais celles-là seulement qui en ont le désir, ou qui souhaitent avoir ce désir. Quant aux autres, parce qu'elles appartiennent à ce monastère, elles auront l'avantage de sentir cette aspiration naître dans leurs âmes, comme celui qui n'ayant pas d'appétit, se laisse attirer néanmoins par l'odeur agréable des mets et finit par les prendre avec plaisir. »
6. Le jour de l'Assomption, à l'élévation de l'hostie, comme elle entendait ces paroles du Seigneur : « Je viens m'offrir à Dieu le Père et m'immoler pour ceux qui sont mes membres », elle répondit : « Permettrez-vous, ô mon très aimant Seigneur, que nous qui sommes vos membres, nous soyons séparées de vous par l'anathème dont nous menacent ceux qui veulent prendre nos biens? » Le Seigneur lui dit: « Que celui qui pourrait enlever des profondeurs de mon âme l'amour qui m'unit à vous, que celui-là vous sépare de moi ! » Il ajouta : « Cet anathème ne vous atteint pas plus qu'un couteau de bois ne trancherait un corps solide : il ne peut le pénétrer et y imprime à peine une trace légère de son passage. - O mon Dieu qui êtes la vérité infaillible, dit-elle, ne m'avez vous pas révélé que nous sentirions croître notre amour pour vous dans ces jours de souffrance et que vous-même prendriez dans les coeurs de vos épouses de plus abondantes délices? Comment donc plusieurs se plaignent-elles du refroidissement de leur amour pour vous? » Le Seigneur répondit: « Je renferme dans mon sein la source de tous les biens, et je distribue à chacun en temps convenable ce qui lui est nécessaire. »
1. Interdit fulminé pendant la vacance du siège épiscopal par les chanoines d'Halberstad, dans la compétition des droits relatifs aux biens temporels. Voir au Livre de la grâce spéciale, L. 1, ch. xxvii (Note de l'édition latine.)
2. Offertoire des messes votives de la sainte au Vierge moyen âge. II est usité maintenant aux messes de la Compassion et de Notre-Dame du Mont-Carmel.
3. C'est-à-dire dans l'église paroissiale (Note de Lansperg).
CHAPITRE XVII
DE LA CONDESCENDANCE DU SEIGNEUR ET DE LA DISTRIBUTION DE SA GRACE.
1. Au second dimanche d'août, qui amenait tout à la fois la fête de saint Laurent et l'anniversaire de la Dédicace de l'Église, elle priait pendant la messe pour certaines personnes qui avaient sollicité son intercession, lorsqu'elle vit un vigoureux cep de vigne descendre du trône de Dieu jusque sur la terre, et les feuilles du cep servaient comme d'échelons pour remonter jusqu'au sommet. Cette échelle figurait la foi par laquelle les élus s'élèvent vers les régions célestes. Elle reconnut au sommet, à gauche du trône, plusieurs membres de la Congrégation, et le Fils de Dieu lui-même qui se tenait debout avec grande révérence en présence du Père céleste. L'heure approchait où, sans l'interdit qui les avait frappées, les surs auraient dû recevoir la sainte communion, et celle-ci désira ardemment que par un effet de cette divine clémence à laquelle nul pouvoir humain ne peut résister, elle-même et toutes les moniales présentes fussent nourries spirituellement du Sacrement de l'autel. Elle vit alors le Seigneur Jésus plonger dans le sein du Père l'hostie qu'il tenait à la main, et l'en retirer vermeille et comme teinte de sang. Tandis que, surprise du fait, elle se demandait comment le rouge, symbole de la Passion, pouvait être attribué au Père céleste, elle ne put voir si le désir qu'elle elle avait manifesté se trouvait accompli. Un peu plus tard seulement, elle reconnut que le Seigneur avait établi le lieu de son repos dans les âmes qu'elle avait vues placées à la gauche du trône de Dieu. Mais comment cela s'était-il fait ? elle ne put le découvrir.
2. Cependant elle se souvint d'une personne qui, avant la messe, s'était recommandée à ses prières avec dévotion et humilité, et elle demanda au Seigneur qu'il voulût bien accorder à cette âme la faveur reçue par les surs. II lui fut répondu que nul ne pouvait monter par cette échelle mystique de la foi, s'il n'était porté par les ailes de 1a confiance, et que cette personne en avait bien peu. A quoi elle reprit : « Seigneur, j'ai remarqué que le peu de confiance de cette âme provient de son humilité, vertu sur laquelle vous répandez d'ordinaire vos grâces avec profusion. » Et le Seigneur dit : « Je descendrai, et je communiquerai mes faveurs à cette âmes et à d'autres encore, que je verrai plongées dans la vallée de leur misère. »
3. Elle vit alors le Seigneur Dieu des vertus descendre comme par une échelle empourprée. Il lui apparut au milieu de l'autel, revêtu des ornements pontificaux, et tenant en mains un vase semblable à ceux qui servent à garder les hosties consacrées. Pendant la messe jusqu'à la préface, il demeura assis tourné vers le prêtre. Une si grande multitude d'anges l'entourait et le servait, que toute la partie de l'église qui était à sa droite, c'est-à-dire au septentrion, en était remplie. Ces bienheureux esprits témoignaient une grande joie de parcourir ces lieux bénis, dans lesquels leurs concitoyens avaient si souvent offert leurs prières à Dieu. Ces concitoyens étaient la communauté1. A la gauche du Seigneur, vers le midi, se tenait un seul chur d'anges, suivi d'un chur d'apôtres. Venaient ensuite un chur de martyrs, un chur de confesseurs et enfin un chur de vierges. Tandis qu'elle admirait ces merveilles et se rappelait que, d'après les saintes Écritures, la pureté nous rapproche de Dieu (Sag, vi 20), il lui fut donné de contempler une lumière spéciale, blanche comme la neige, qui resplendissait entre le Seigneur et le chur des vierges, et semblait unir ces dernières à leur Époux par une très douce tendresse, et par les charmes joyeux de la divine familiarité. Elle vit aussi des rayons lumineux se diriger sur quelques membres de la communauté et les atteindre directement comme s'il ne se fût trouvé aucun obstacle entre eux et le Seigneur, quoique plusieurs murailles les séparassent de l'église où avait lieu cette vision.
4. Tandis que celle-ci prenait ses délices en ce que nous venons de décrire, sa sollicitude se porta sur le reste de la communauté et elle dit au Seigneur : « Puisque votre infinie bonté, ô mon Dieu, a répandu sur mon âme l'abondance de ses grâces, que donnez vous aux surs qui se livrent en ce moment aux travaux manuels et ne jouissent sans doute pas de semblables douceurs? - Je répands mon baume sur elles quoiqu'elles paraissent dans un état inconscient de sommeil. » Celle-ci rechercha quelle était la vertu du baume, et s'étonna qu'une même récompense fût donnée aux personnes qui pratiquent les exercices spirituels et à celles qui ne les pratiquent pas, car le baume rend les corps incorruptibles et produit également cet effet, qu'on l'applique pendant la veille ou pendant le, sommeil. Elle fut encore éclairée par une comparaison plus intelligible : un homme mange, et tous ses membres prennent de la vigueur, quoique sa bouche seule goûte les mets. De même lorsqu'une grâce spéciale est donnée aux fidèles, elle produit aussitôt une augmentation de mérites chez ceux qui leur sont unis et surtout dans les membres de la même Congrégation, en exceptant ceux dont le cur renferme de la haine ou de la mauvaise volonté.
5. Pendant l'intonation du Gloria in excelsis Deo, le Seigneur Jésus, Pontife souverain, exhala vers le ciel pour glorifier son Père un souffle divin semblable à une flamme ardente A ces mots : et in terra pax hominibus bone voluntatis, il dirigea ce même souffle sous forme d'une blanche lumière vers les personnes présentes. Au Sursum corda, le Fils de Dieu se leva et partit aspirer avec une force puissante les désirs de tous les assistants; puis se tournant vers l'orient, entouré de l'innombrable troupe des anges qui le servaient, il tint les mains élevées et offrit à Dieu le Père, par les paroles de la préface, les vux de tous les fidèles. A l'intonation Agnus Dei, le Seigneur se dressa au milieu de l'autel dans toute sa puissance et sa majesté ; au second Agnus Dei, il répandit les flots de son insondable sagesse dans les âmes des personnes présentes; enfin au troisième Agnus Dei, paraissant se recueillir en lui-même, il offrit à Dieu le Père les vux et les désirs de tous. Alors il laissa déborder la suavité de son amour, et, de sa bouche sacrée, donna le baiser de paix à tous les saints présents. Il voulut ensuite glorifier le chur des vierges par un privilège spécial, et après les avoir honorées du baiser de paix, il daigna encore, de ses lèvres bénies, déposer sur leur poitrine le doux baiser de l'amour. De toutes parts il répandit sur l'assemblée des surs les flots de sa tendresse et leur adressa ces paroles : « Je suis tout vôtre ; que chacune jouisse de moi au gré de ses désirs. » Après cette communion, elle dit : « Bien que mon âme, ô Seigneur, soit rassasié en ce moment d'une ineffable douceur, cependant je trouve qu'en résidant sur l'autel, vous êtes encore trop éloigné de moi ; aussi pendant la bénédiction de cette messe, accordez-moi la grâce de sentir que je vous suis intimement unie ». Or le Seigneur daigna lui manifester cette union divine en la pressant contre son Cur sacré dans une étreinte dont la force égalait la douceur.
1. Allusion su verset du 4° répons de la fête de l'Assomption : Gaudent chori angelorum consortes et concives nostri.
CHAPITRE XVIII
DU DON DE PRÉPARATION POUR RECEVOIR LE CORPS DE JÉSUS-CHRIST
ET DE PLUSIEURS AUTRES CHOSES.
I.-- Dévot exercice envers ce Sacrement.
Elle s'avançait un jour pour recevoir le Sacrement de vie pendant que le chur chantait l'antienne : Gaude et laetare. A ces mots : Sanctus, Sanctus Sanctus, le sentiment de sa bassesse la pénétra si profondément qu'elle se prosterna en toute humilité, demandant au Seigneur de daigner lui-même préparer son âme à recevoir dignement la nourriture céleste pour la gloire de Dieu et le bien du monde entier. Le Fils de Dieu, très doux ami des âmes, s'inclina vers elle et pendant le second Sanctus imprima sur son âme un baiser plein de suavité en disant : « à ce Sanctus qui m'est adressé, je te donne dans ce baiser divin toute la sainteté de mon Humanité et de ma Divinité, afin qu'elle te serve de préparation et que tu puisses dignement venir à moi ».
Le lendemain qui était un dimanche, pendant qu'elle exprimait sa reconnaissance pour une telle faveur, le Fils de Dieu, plus beau que tous les anges, la prît entre ses bras, et comme s'il trouvait sa gloire en elle, la présenta â Dieu le Père dans toute 1a perfection de sainteté qu'il lui avait donnée. Le Père se complut tellement en cette âme présentée par son Fils, quimpuissant â contenir son amour, il lui conféra, ainsi que le Saint-Esprit, la perfection qui leur est attribuée par le premier et le troisième Sanctus. Elle reçut donc une bénédiction de sainteté pleine et entière au nom de la Toute-Puissance, de la Sagesse et de la Bonté.
II. -- Le Seigneur lui donne l'assurance qu'il ne se séparera jamais d'elle.
Un autre jour, elle vit que plusieurs de ses surs étaient forcées pour diverses raisons de s'abstenir de la sainte communion; elle s'approcha du Seigneur et lui dit d'une âme tonte joyeuse : « Je vous rends grâces, ô Dieu très aimant, de m'avoir placée dans une situation telle que ni mes parents, ni aucun motif ne peuvent m'éloigner de votre divin banquet.» Le Seigneur avec sa bonté ordinaire lui répondit : « Tu reconnais que rien ne peut t'éloigner de moi : apprends aussi qu'il n'y a rien au ciel ni sur la terre, pas même la rigueur de mes jugements et de ma justice, qui puisse mettre obstacle aux bienfaits dont je veux te combler pour le bien suprême de mon divin Cur.»
Elle devait une autre fois encore recevoir la sainte Communion, et désirait avec ardeur être dignement préparée par le Seigneur. II daigna lui dire avec bonté : « Je me revêts de toi pour étendre ma main divine, sans la blesser, vers les pécheurs durs et rebelles. Je te revêts ensuite de moi pour que toutes les âmes dont tu te souviens devant moi dans la prière, et tous ceux que la nature a faits tes semblables deviennent dignes de recevoir mes bienfaits sans nombre. »
III. -- Accueil favorable des trois divines Personnes.
Elle devait un matin participer aux saints mystères, et repassait en son esprit les divers bienfaits de Dieu à son égard, lorsqu'elle se souvint du passage du livre des Rois : « Quis ego sum aut quae domus patris mei ? Qui suis-je, et qu'est la maison de mon père? » (I Rois xviii, 18 ). Ne s'arrêtant pas à méditer ces paroles : « Qu'est la maison de mon père », comme si elles regardaient ces gens qui ont vécu en leur temps, selon l'ordre établi par Dieu, elle se considéra elle-même comme une tendre plante placée à proximité du Cur divin tout brûlant d'amour, afin d'en recevoir la douce influence. Mais presque toute consumée par suite de ses fautes et de ses négligences, elle était prête à tomber en cendres et ressemblait déjà au petit charbon éteint qui gît sur le sol1. Elle invoqua alors Jésus-Christ le Fils de Dieu, médiateur plein de bonté, et le pria de la purifier et de la présenter à Dieu le Père. Le Seigneur parut l'attirer vers lui par l'influence amoureuse de son Cur transpercé, la laver dans l'eau qui en découlait, et l'arroser du sang précieux et vivifiant de sa blessure sacrée. Cette opération ralluma le petit charbon. Il se changea bientôt en un arbre verdoyant dont les branches se partageaient en trois comme nous le voyons dans la fleur du lis. Le Fils de Dieu prenant cet arbre, le présenta avec joie et révérence à la très sainte Trinité, qui daigna s'incliner avec grande bienveillance : Dieu le Père en vertu de sa toute-puissance attacha sur les rameaux les plus élevés tous les fruits que cette âme eût produits si elle s'était prêtée complètement aux desseins de la divine. Providence. De même le Fils de Dieu et le Saint-Esprit parurent déposer sur les deux autres branches les fruits de la Sagesse et de l'Amour.
Après avoir reçu le corps du Christ, elle vit son âme sous la forme d'un arbre qui aurait sa racine plantée dans la blessure do sacré côté de Notre-Seigneur, et sentit d'une façon admirable que l'arbre puisait en cette plaie bénie une sève merveilleuse, qui de la racine montait dans les branches, les feuilles et les fruits, pour leur communiquer la vertu de la Divinité et de l'Humanité de Jésus-Christ. Ainsi la très sainte vie du Seigneur prenait en cette âme un nouvel éclat, comme l'or parait plus brillant à travers le cristal. La bienheureuse Trinité et tous les saints ressentirent à cette vue une joie merveilleusement douce. Les saints se levèrent pleins de respect, fléchirent les genoux et présentèrent chacun leurs mérites en forme de couronnes qu'ils suspendirent aux rameaux de l'arbre. Ils voulaient par cet hommage glorifier et louer Celui qui daignait resplendir à travers sa créature et procurer ainsi â tous les saints une nouvelle jouissance.
Celle-ci pria ensuite pour tous ceux qui, au ciel, sur la terre et dans le purgatoire auraient reçu quelque profit de ses bonnes oeuvres, si elle ne s'était montrée négligente, et demanda qu'ils eussent part aux biens dont son âme venait d'être enrichie par la divine Bonté. Aussitôt ses oeuvres, figurées par les fruits de l'arbre, commencèrent à distiller une précieuse liqueur dont une partie se répandit sur les habitants du ciel et augmenta leurs joies ; une autre partie s'écoula dans le purgatoire pour adoucir les peines des âmes souffrantes ; la troisième s'épancha sur la terre et donna aux justes les consolations de la grâce, aux pécheurs les amertumes salutaires de la pénitence.
1. Voir au Livre 1er, C. X.
IV. -- Des avantages de l'assistance à la messe.
Tandis qu'à la sainte messe le prêtre offrait l'hostie sainte, elle présenta à Dieu cette même hostie en réparation de ses péchés et pour suppléer à toutes ses négligences. Il lui fut révélé que son âme, offerte à la majesté divine, avait été agréée avec la même complaisance que Jésus-Christ, splendeur et image du Père, Agneau sans tache, s'immolant à cette même heure sur l'autel pour le salut du monde. Dieu le Père la voyait pure de tout péché et immaculée à travers la très innocente Humanité de Jésus-Christ, et par sa très parfaite Divinité, il la trouvait parée et enrichie de toutes les vertus dont la glorieuse Divinité orna sa très sainte Humanité.
Elle rendit aussitôt grâces au Seigneur qui la comblait de ses bienfaits, et reçut encore cette lumière : toutes les fois qu'une personne assiste à la messe avec dévotion, s'unissant à Jésus-Christ qui s'immole lui-même pour le rachat du monde, Dieu le Père la regarde avec la même complaisance que l'hostie sainte. Cette âme devient alors resplendissante et lumineuse, comme une personne qui, au sortir des ténèbres, se trouve éclairée subitement par les rayons du soleil. Celle-ci demanda alors au Seigneur : « Mais si l'on tombe dans le péché, n'est-on pas aussitôt privé de cette lumière, comme la personne qui fuit la clarté du soleil se trouve plongée dans les ténèbres ? - Non, répondit le Seigneur ; car si celui qui pèche, met pour ainsi dire l'ombre d'un nuage entre lui et ma miséricorde, ma bonté, lui conserve cependant pour la vie éternelle un reste de cette bénédiction qu'il verra croître et se multiplier, chaque fois qu'il s'approchera avec dévotion des saints mystères.»
V.-- Combien les péchés de la langue rendent indignes de la communion.
Après avoir reçu la sainte communion, elle pensait à la vigilance qu'il est bon d'avoir pour éviter les péchés de la langue, puisque c'est la bouche qui a linsigne honneur de recevoir les précieux mystères du Christ. Cette comparaison l'instruisit : Si quelqu'un n'interdit pas à sa bouche les paroles vaines, mensongères, honteuses et médisantes, et s'approche sans regret de la sainte communion, il reçoit le Christ comme on recevrait un hôte en lui jetant des pierres amassées par hasard à l'entrée de la maison, ou en lui assenant un coup de bâton sur la tête.
Que celui qui lira ces lignes considère en versant des larmes de compassion, d'un côté la dureté du coeur humain, de l'autre la bonté d'un Dieu venant avec une si grande bonté sauver les hommes qui le persécutent si cruellement.
VI. -- Comment l'âme doit se revêtir pour recevoir dignement la sainte communion.
Elle se trouvait un jour peu préparée à recevoir la sainte communion, et comme le moment approchait, elle adressa la parole à son âme en ces termes : « Voici déjà l'Époux qui t'appelle; et comment pourras-tu aller au-devant de lui sans être parée des mérites nécessaires à ceux qui veulent le recevoir dignement ? » La pauvreté de son âme la frappant davantage, elle perdit encore plus confiance en elle-même et mit tout son espoir en Dieu : « A quoi me sert d'attendre, dit-elle ? quand j'y emploierais mille années, je ne serais pas encore suffisamment disposée, puisque rien en moi n'a la valeur voulue pour enrichir ma préparation. J'irai au-devant du Seigneur avec humilité et confiance, et lorsqu'il m'apercevra de loin, son puissant amour l'excitera à m'envoyer les biens nécessaires à une âme qui désire le recevoir dignement. » C'est avec de tels sentiments qu'elle s'avança vers Dieu, tenant les yeux toujours fixés sur sa bassesse et sa pauvreté.
Mais elle avait à peine fait quelques pas, que le Seigneur lui apparut, la regarda. avec compassion, ou plutôt avec tendresse, et voulut bien lui envoyer son innocence pour qu'elle s'en revêtit comme d'une robe blanche et souple, et son humilité qui lui fait accepter de s'unir à des âmes si indignes, pour s'en faire une tunique violette. L'espérance qui fait désirer au Seigneur les embrassements de l'âme, serait pour celle-ci un ornement de couleur verte ; l'amour dont Dieu se plaît à entourer ses créatures la couvrirait d'un riche manteau d'or ; la joie par laquelle Dieu trouve ses délices dans les âmes, lui formerait une couronne de pierres précieuses. Elle recevrait enfin pour chaussure cette confiance par laquelle le Seigneur sappuie sur la frêle substance de notre pauvre nature en déclarant qu'il trouve ses délices au milieu des enfants des hommes. Ainsi parée, elle pourrait se présenter à la sainte communion.
VII. -- Avec quel amour le Seigneur se donne dans le Saint-Sacrement.
Après avoir reçu la sainte communion, elle se recueillit et le Seigneur lui apparut sous l'image si connue du pélican qui avec le bec s'ouvre le flanc. Cette image la ravit d'admiration et elle s'écria : « O Seigneur, que voulez-vous m'enseigner? » Le Seigneur répondit: « Je désire que tu considères quel ardent amour presse mon coeur lorsque j'offre aux âmes un don si Précieux : si je pouvais ainsi parler, je préférerais mourir après avoir communiqué un si grand bienfait, plutôt que de le refuser à une âme aimante. Considère aussi de quelle manière admirable ton âme reçoit en ce don le gage de la vie éternelle, comme les petits du pélican reprennent vie dans le sang, qui coule du flanc de leur père. »
Vlll. -- Excès de la bonté divine dans ce sacrement.
Un prédicateur avait longuement discouru sur les rigueurs de la justice divine, et sa parole avait rempli celle-ci d'une si grande crainte qu'elle n'osait plus approcher des sacrements. Le Seigneur daigna l'encourager par ces paroles : « Si tu ne veux plus voir avec les yeux de l'âme les bontés infinies dont je t'entoure, regarde au moins des yeux du corps dans quel vase étroit je me laisse enfermer pour arriver à nourrir vos âmes ; tu comprendras alors que la rigueur de ma justice est contenue par la douceur de ma miséricorde, miséricorde dont ce sacrement offre au genre humain une preuve si évidente. »
Une autre fois et pour les mêmes motifs, la divine Bonté l'invita en ces termes à goûter toute sa douceur : « Regarde la petite forme sous laquelle je me cache pour te nourrir de ma divinité et de mon humanité. Après avoir comparé ses proportions avec celles du corps humain, apprécie ma condescendance, car de même que le corps humain dépasse en dimension mon corps, c'est-à-dire l'espèce du pain qui contient mon corps, ainsi l'amour et la miséricorde m'inclinent dans ce sacrement à laisser l'âme humaine se montrer pour ainsi dire plus puissante que moi.
Comme on lui présentait un jour l'hostie du salut, le Seigneur mauifesta encore par ces paroles l'excès de sa bonté : « As-tu remarqué que pour célébrer le saint sacrifice le prêtre revêt une ample chasuble par révérence pour mon si auguste mystère ? Lorsqu'il distribue le Corps du Christ, l'ornement est relevé sur ses bras1 et c'est avec la main quil distribue le pain céleste. En vérité je regarde avec bonté ce qui se fait pour ma gloire comme les prières, les jeûnes et autres oeuvres semblables ; cependant (quoique ceux qui ont moins l'intelligence des choses spirituelles ne puissent le comprendre) j'entoure mes élus d'un amour plus compatissant lorsque, convaincus de leur faiblesse, ils se jugent incapables de m'honorer dignement, et se réfugient dans le sein de ma miséricorde, C'est ce que tu vois figuré par les mains nues et découvertes du prêtre qui me touchent de plus près que ses ornements. »
1. Cette manière de faire est indiquée au Cérémonial des évêques, livre II,c. viii : « L'évêque se revêt de la chasuble et la relève avec soin sur chaque bras pour ne pas être géné dans le fonction sainte. »
IX.-- L'humilité est parfois plus agréable à Dieu que la dévotion.
Une autre fois, la cloche qui annonce l'heure de la communion retentissait, le chant de l'antienne était déjà commencé, lorsqu'elle dit au Seigneur: « Voici, ô mon Bien-Aimé, que vous venez à moi ! Mais pourquoi, dans votre puissance, ne m'avez vous pas envoyé ces parures de dévotion qu'il convient de revêtir pour vous recevoir ? » Le Seigneur répondit : « L'époux est plus charmé de voir le cou de son épouse sans ornements que paré de colliers; il aime mieux prendre ses mains dans les siennes que de les voir richement ornées de gants précieux. De même je rencontre souvent plus volontiers dans une âme la vertu d'humilité que la gràce de la dévotion. »
Un jour que plusieurs membres du convent n'avaient pas reçu la sainte communion, celle-ci, nourrie des saints mystères, offrait à Dieu de vives actions de grâces : « Vous mavez invitée à votre banquet sacré, disait-elle, et j'y suis venue en chantant vos louanges. » Le Seigneur répondit avec des paroles plus douces que le miel : « Apprends que je te désirais de tout l'amour de mon cur. O Seigneur, dit-elle, quelle gloire et quelle joie reviennent donc à votre Divinité de ce qu'avec mes dents indignes je broie vos sacrements immaculés? » Le Seigneur répondit : « L'affection que l'on ressent pour un ami fait trouver du charme dans toutes ses paroles ; ainsi mon amour me fait trouver chez mes élus des douceurs qu'ils ne ressentent pas toujours eux-mêmes. »
X. -- C'est pour être goûté et non pour être vu que Dieu se donne à lâme en ce Sacrement.
Un jour que le prêtre distribuait la communion, elle voulut contempler de loin la sainte hostie ; mais le grand nombre de personnes qui se pressaient à la table sainte l'en empêcha. Elle entendit alors le Seigneur l'inviter aimablement par ces mots : « II convient à ceux qui vivent loin de moi d'ignorer ce mystère d'amour ; si tu veux avoir la joie de le connaître, approche et expérimente, non par la vue, mais par le goût, la douceur de cette manne cachée ».
XI. Il ne faut pas blâmer ceux qui par respect s'abstiennent de !a communion.
Elle vit un jour une des surs s'approcher du sacrement de vie avec des sentiments de crainte exagérés, et s'éloigna ensuite de cette sur par une sorte de dégoût. Le Seigneur lui en fit une miséricordieuse réprimande : « Ne vois-tu pas, lui dit-il, que le respect et l'honneur ne me sont pas moins dus que la tendresse et l'amour ? Puisque la fragilité humaine est incapable de remplir ce double devoir par un seul et même sentiment, et que vous êtes les membres d'un même corps, il convient que la disposition qui manque à Iun soit compensée par celle de l'autre. Ainsi, par exemple, celui qui est plus touché du sentiment de l'amour s'occupera moins de la révérence qui m'est due ; qu'il se réjouisse donc d'en voir un autre s'attacher au respect, et qu'il désire voir celui-ci obtenir à son tour les consolations de la divine douceur.»
XII. -- Le Seigneur veut être servi à nos propres dépens.
Une autre fois elle vit une sur s'effrayer pour la même raison et pria pour elle. Le Seigneur répondit : « Je voudrais que mes élus ne me jugeassent pas si cruel, mais qu'ils fussent persuadés que je tiens pour bon et très bon qu'ils me servent à leurs dépens. Celui-là, par exemple, sert Dieu à ses dépens qui, privé de la douceur de la dévotion, acquitte cependant les prières, les génuflexions et le reste, en espérant que la Bonté divine acceptera ces offrandes. »
XIII. -- Pourquoi est-on souvent privé de la grâce de la dévotion au moment de la communion.
Elle exposait au Seigneur dans l'oraison les plaintes d'une personne qui sentait moins la grâce de la dévotion quand elle devait communier qu'à certains autres jours : « Ce n'est pas un effet du hasard, répondit le Seigneur, mais une disposition providentielle, car si j'accorde la grâce de la dévotion aux jours ordinaires et à des moments imprévus, je force le cur de l'homme à s'élever vers moi lorsqu'il resterait peut-être plongé dans sa torpeur. Tandis qu'en soustrayant ma grâce aux jours de fête et à l'heure de la communion, mes élus conçoivent de saints désirs ou s'exercent à l'humilité, et leur ardeur et leur contrition avancent plus luvre de leur salut que la grâce de la dévotion»
XIV. -- Il ne faut pas omettre la communion lorsqu'on a commis des fautes légères.
Elle priait pour une personne qui s'était abstenue de la sainte communion dans la crainte de scandaliser ceux qui l'auraient vue accomplir cet acte. Le Seigneur lui répondit par une comparaison : « Quand on remarque une tache sur ses mains, on les lave aussitôt. Ensuite la tache a non seulement disparu, mais les mains entières sont plus nettes. C'est ce qui arrive parfois à mes élus : je permets qu'il, tombent dans des fautes légères afin que leur repentir et leur humilité les rendent plus agréables à mes yeux. Mais il y en a qui contrarient ce dessein de mon amour, en n'estimant pas la beauté intérieure qui s'acquiert par la pénitence et rend agréable à mes yeux, et en recherchant une rectitude tout extérieure uniquement basée sur le jugement des hommes. Ceci a lieu lorsqu'ils se privent de l'immense grâce qu'apporte la réception de la sainte Eucharistie dans la crainte d'être blâmés par ceux qui ont été témoins de leurs légères fautes et n'ont pas vu le repentir qui les a lavées. »
XV. -- Il faut croire que le Seigneur supplée à notre pauvreté, lorsque nous le lui avons demandé.
La voix du Seigneur qui l'invitait au banquet sacré se fit entendre un jour à son âme avec tant de douceur, qu'il lui semblait habiter déjà les palais éternels, prête à s'asseoir dans ce glorieux royaume à la table du Père céleste. Mais la vue de sa misère et de son indignité la rendait anxieuse, et elle cherchait à décliner un si grand honneur. Le Fils de Dieu vint alors au-devant d'elle et la tira à l'écart afin de la préparer lui-même : il lui lava les mains pour figurer la rémission des péchés qu'il lui accordait par les saintes douleurs de sa Passion. Se dépouillant ensuite des ornements qu'il portait, colliers, bracelets et anneaux, il en revêtit son épouse et l'invita à s'avancer avec gravité dans la beauté de ses parures, et à ne pas courir comme une insensée qui n'aurait pas la dignité convenable, et s'attirerait le mépris plutôt que le respect et l'honneur. Elle comprit que ceux qui marchent comme des insensés en portant les ornements du Seigneur sont ceux qui, après avoir considéré leur imperfection, demandent au Fils de Dieu de secourir leur misère; mais lorsqu'ils ont reçu ce bienfait, ils demeurent aussi craintifs qu'auparavant, parce qu'ils n'ont pas une confiance absolue dans les parfaites satisfactions que le Seigneur a offertes pour eux.
XVI. -- Grâces accordées comme conséquence de la digne réception du corps de Jésus-Christ.
Un autre jour, après avoir communié, elle offrit à Dieu le corps du Seigneur pour le soulagement des âmes du purgatoire, et reconnut que cette oblation avait considérablement allégé leurs peines. Dans son admiration elle s'écria : « O mon très doux Seigneur, je dois confesser, pour votre plus grande gloire, que, malgré mon indignité, vous daignez sans cesse m'honorer de votre présence et même fixer votre demeure en mon âme ! D'où vient que la réception de votre corps sacré n'a pas toujours l'heureux effet que vous m'avez permis de constater aujourd'hui ? » Le Seigneur répondit: « Un roi dans son palais n'est pas accessible à tous ; mais lorsque, attiré par son amour pour la reine, il descend dans la cité pour visiter son épouse, tous les habitants de la ville jouissent alors largement de la magnificence et de la libéralité royales et reçoivent avec joie ses bienfaits. De même, lorsque je cède à la douce bonté de mon Cur, et que je mabaisse dans le Sacrement de vie vers une âme exempte de faute mortelle, tous ceux qui habitent le ciel, la terre et le purgatoire en reçoivent d'inestimables bienfaits. »
XVII. -- Que par la sainte communion nous pouvons obtenir le soulagement des âmes du purgatoire.
Un jour où elle devait communier, elle éprouva un grand désir de se plonger dans la vallée de son humilité, et de s'y cacher profondément pour honorer l'ineffable condescendance du Seigneur, qui nourrit ses élus de son corps et de son sang précieux. Elle comprit alors le sublime abaissement du Fils de Dieu lorsqu'il descendit dans les limbes pour en délivrer les captifs. Tandis qu'elle faisait effort pour s'unir à cette humiliation, elle se trouva comme plongée dans les abîmes du purgatoire. Là, s'abaissant de plus en plus, elle comprit ces paroles que lui adressait le Seigneur : « Par la réception du Sacrement de vie, je t'attirerai à moi de telle sorte que tu entraîneras avec toi toutes les âmes auxquelles parviendra l'incomparable parfum des saints désirs, qui s'échappe de tes vêtements en si grande abondance. »
Après avoir reçu cette promesse, elle s'approcha de la table sainte et pria le Seigneur de lui accorder autant d'âmes du purgatoire que l'hostie formerait de parcelles dans sa bouche 1. Pour cela elle chercha à la diviser en plusieurs fragments. Le Seigneur lui dit : « Afin de te faire comprendre que mes miséricordes surpassent toutes mes oeuvres, et que nulle créature ne peut épuiser l'abîme de ma bonté, voici que, par le mérite de ce Sacrement de vie, je suis disposé à t'accorder beaucoup plus que ne demandait ta prière. »
1. Cette mastication des saintes espèces prouve que l'usage des hosties, larges et épaisses, qui avait disparu en général, existait encore dans ce monastère. On en voit aussi des traces en d'autres lieux.
XVIII. -- Merveilleuse union avec le Seigneur au moyen d'une hostie consacrée.
Un jour elle devait communier et s'humiliait encore plus profondément que de coutume à la vue de son indignité. Elle pria le Seigneur de recevoir pour elle l'hostie sainte en sa propre personne, de se lincorporer, et de permettre ensuite que par le souffle divin, elle en aspirât à chaque heure une certaine vertu, dans la mesure qu'il trouverait convenir à sa faiblesse. Elle se reposa ensuite quelque temps sur le sein du Seigneur, comme enveloppée de ses bras divins, et placée de telle sorte que son côté gauche semblait appliqué au sacré côté droit du Seigneur. Or, peu après, s'étant levée, elle vit que son côté gauche avait pris comme l'empreinte vermeille d'une cicatrice sanglante, au contact de la blessure amoureuse du Christ. Comme elle allait à la sainte communion, le Seigneur parut recevoir dans sa bouche divine la sainte hostie, laquelle, traversant sa poitrine, sortit par la plaie de son côté et resta fixée sur cette plaie vivifiante. Il dit à son épouse : « Cette hostie nous unira de manière qu'un de ses côtés couvrira ta blessure, et l'autre côté la mienne. Chaque jour tu toucheras cette hostie, tu la toucheras avec toute ta dévotion en méditant l'hymne Jesu nostra Redemptio 1. Il lui dit ensuite de prolonger chaque jour sa prière, afin d'accroître son désir du divin Sacrement ; elle devrait pour cela réciter cette hymne une fois le premier jour, deux fois le suivant, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle communiât de nouveau.
1. Hymne de la fête de l'Ascension
CHAPITRE XIX
CE QUI LUI EST MONTRÉ SUR LA MANIÈRE DE PRIER ET DE SALUER LA MÈRE DE DIEU.
1. A l'heure de loraison, elle pria le Seigneur d'appliquer son attention au sujet qu'il voudrait bien lui indiquer, et il répondit : « Tiens-toi près de ma Mère qui est assise à côté de moi et exalte-la par tes louanges. » Alors elle salua la Reine du ciel par ce verset: « Paradisus voluptatis, Paradis de délices », etc. Elle la félicita d'avoir été la très agréable habitation de la sagesse infinie de Dieu, laquelle, prenant de toute éternité ses délices dans le sein du Père et connaissant toute créature, avait daigné la choisir pour demeure. Elle pria la Mère de Dieu de lui donner un cur orné de si agréables vertus, que Dieu pût aussi l'habiter avec délices. La bienheureuse Vierge parut s'incliner pour planter dans le cur de celle qui la priait la rose de la charité, le lis de la chasteté, la violette de l'humilité, le tournesol de l'obéissance et d'autres fleurs encore. Celle-ci comprit alors que la Mère de Dieu est toujours prête à exaucer les prières de ceux qui l'invoquent.
2. Elle chanta ensuite le verset : « Gaude morum disciplina : Réjouissez-vous, règle des murs », etc., pour la louer de ce qu'elle elle avait régi l'ensemble de ses affections, de ses désirs et de ses sens, avec tant de soin qu'elle pouvait offrir un hommage et un service parfaits à l'Hôte divin qui habitait en elle. Comme elle exprimait le désir de partager la même faveur, la Vierge Mère parut lui envoyer ses propres affections sous la forme de jeunes vierges, et leur commanda de s'adjoindre aux affections de l'âme qui la priait, pour les exciter par cette union à bien servir le Seigneur et à réparer au besoin leurs défectuosités. La bienheureuse Vierge montrait encore ici combien elle est prompte à exaucer nos demandes.
3. Il y eut ensuite un moment de silence, et celle-ci dit au Seigneur : « O mon frère, puisque vous vous êtes incarné pour secourir notre misère, daignez offrir maintenant à votre bienheureuse Mère des hommages qui réparent la pauvreté de mes louanges. » A ces mots, le Fils de Dieu se leva, fléchit le genou devant sa Mère et, par une inclination de tête, la salua avec tant de respect et de tendresse qu'elle dut agréer avec bonté un hommage dont son Fils très aimant réparait ainsi l'imperfection.
4. Le lendemain à l'heure de la prière, la Vierge Marie lui apparut sous la forme d'un lis magnifique éclatant de blancheur. Ce lis était composé de trois feuilles, dont l'une, droite, s'élevait au milieu et les deux autres étaient recourbées de chaque côté. Elle comprit par cette vision que la bienheureuse Mère de Dieu est appelée à bon droit « Lis blanc de la Trinité », car elle a participé plus que toute créature aux vertus divines et ne les a jamais souillées par la moindre poussière du péché. La feuille droite représentait la toute-puissance du Père, et les deux feuillas inclinées figuraient la sagesse du Fils et la bonté du Saint-Esprit, vertus que la bienheureuse Vierge possédait à un degré éminent.
5. La Mère de miséricorde dit encore que celui qui la proclamerait Lis blanc de la Trinité, Rose éclatante qui embellit le ciel, expérimenterait le pouvoir que la toute-puissance du Père lui a communiqué comme Mère de Dieu ; il admirerait les ingénieuses miséricordes que la sagesse du Fils lui a inspirées pour le salut des hommes ; il contemplerait enfin l'ardente charité allumée dans son cur par l'Esprit-Saint. « A l'heure de sa mort, ajouta la bienheureuse Vierge, je me montrerai à lui dans l'éclat d'une si grande beauté que ma vue le consolera et lui communiquera les joies célestes. »
6. Depuis ce jour, celle-ci résolut de saluer la Vierge Marie ou les images qui la représentent par ce, mots: « Salut, ô blanc Lis de la Trinité resplendissante et toujours tranquille ! Salut, ô Rose de beauté céleste ! C'est de vous que le Roi des cieux a voulu naître ; cest de votre lait qu'il a voulu être nourri ; daignez aussi nourrir nos âmes des divines influences. 1 »
1. Ave, candidum lilium fulgide semperque tranquillae Trinitatis rosaque prae fulgida caelicae amoenitatis de qua nasci, et de cujus lacte pasci Rex caelorum voluit, divinis influxionibus animas nostra pasce.
CHAPITRE XX
DE L'AMOUR SPÉCIAL QU'ELLE AVAIT POUR DIEU,
ET D'UNE SALUTATION A LA BIENHEUREUSE VIERGE.
Elle avait la coutume (qui existe du reste entre ceux qui s'aiment) de reporter tout ce qui lui paraissait beau et agréable vers son Bien-Aimé. Aussi, lorsqu'elle entendait lire ou chanter en l'honneur de la bienheureuse Vierge et des autres saints des paroles qui excitaient son affection, c'était vers le Roi des rois, son Seigneur choisi entre tous et uniquement aimé, plutôt que vers les saints dont on faisait mémoire, qu'elle dirigeait les élans de son cur. II arriva, en la solennité de l'Annonciation, que le prédicateur se plut à exalter la Reine du ciel et ne fit pas mention de l'incarnation du Verbe, oeuvre de notre salut. Celle-ci en éprouva de la peine et, passant après le sermon devant l'autel de la Mère de Dieu, elle ne ressentit pas, en la saluant, la même tendresse douce et profonde mais son amour se porta par contre avec plus de force vers Jésus, le fruit béni du sein de la Vierge. Comme elle craignait d'avoir encouru la disgrâce d'une si puissante Reine, le Consolateur plein de bonté dissipa doucement son inquiétude : « Ne crains rien, ô ma bien-aimée, dit-il, car il est très agréable à ma Mère qu'en chantant ses louanges et sa gloire, tu diriges vers moi ton attention. Cependant, puisque ta conscience te le reproche, aie soin, lorsque tu passeras devant l'autel, de saluer dévotement l'image de ma Mère immaculée et de ne pas saluer mon image. - O mon Seigneur et unique Bien, s'écria-t-elle, jamais mon âme ne pourra consentir à délaisser Celui qui est son salut et sa vie pour diriger ailleurs ses affections et son respect. » Le Seigneur lui dit avec tendresse : « O ma bien-aimée, suis mon conseil ; et chaque fois que tu auras paru me délaisser pour saluer ma Mère, je te récompenserai comme si tu avais accompli un acte de cette haute perfection par laquelle un cur fidèle n'hésite pas à m'abandonner, moi qui suis le centuple des centuples, afin de me glorifier davantage ».
CHAPITRE XXI
REPOS DU SEIGNEUR.
1. Le Seigneur lui apparut dans un jardin tout rempli de fleurs et de verdure, le premier dimanche après la fête de la sainte Trinité. II semblait prendre son repos à l'heure de midi, assis sur son trône royal, comme s'il s'était doucement endormi, enivré par le vin de 1amour.
2. Elle se prosterna aussitôt à ses pieds, les baisa à plusieurs reprises et, selon sa coutume, prodigua à son Bien-Aimé toutes les marques de sa tendresse. Cependant trois jours se passèrent sans quelle pût jouir de lui selon sa coutume. Le quatrième jour pendant la sainte messe, ne pouvant supporter davantage cette longue attente, elle quitta les pieds du Seigneur, et dans l'ardeur de sa tendresse s'élança sur son sein, s'efforçant d'interrompre le sommeil de son Bien-Aimé.
3. Le Seigneur s'éveilla bientôt, et, cédant enfin à de si douces instances, il enlaça de ses bras cette fidèle épouse, la pressa fortement sur sa poitrine sacrée en disant ces paroles : « Voici que je possède ce que j'ai désiré. Le renard qui guette une proie s'étend par terre pour faire le mort, et si les oiseaux trompés volent autour de lui et tentent de le déchirer, il les saisit d'un bond. De même, tout brûlant d'amour pour toi, j'ai usé d'une ruse semblable afin de te posséder tout entière au moment où tu t'élancerais vers moi. »
CHAPITRE XXII
COMMENT LA MALADIE PEUT AMENDER LES DÉFAUTS.
1. A une époque où son état de faiblesse l'empêchait de suivre toute la règle, elle s'était assise pour assister aux vêpres. Le coeur rempli tout à la fois de désir et de tristesse, elle dit au Seigneur : « O mon doux Sauveur, ne vous glorifierais-je pas davantage si j'étais maintenant au choeur avec mes soeurs, vaquant à la psalmodie et à la prière, assidue le reste du jour aux exercices de la vie régulière, plutôt que d'être réduite à une pénible inaction à cause de ma faiblesse? » Le Seigneur répondit : « Est-ce que l'époux trouve moins de délices en son épouse lorsqu'il s'est retiré dans la chambre nuptiale pour goûter avec elle un doux repos et jouir de ses chastes baisers, qu'il ne reçoit de gloire lorsqu'elle parait aux yeux du monde dans tout l'éclat de sa beauté? »
2. Celle-ci comprit alors que l'âme marche en public, revêtue de ses parures, lorsqu'elle s'adonne aux bonnes oeuvres afin de procurer la gloire de Dieu ; et qu'elle se repose avec l'Époux dans la chambre nuptiale quand les infirmités du corps lui interdisent ces occupations extérieures. Privée des jouissances du dehors, elle s'abandonne entièrement à la divine volonté et le Seigneur met plus ses complaisances dans une âme qui trouve en elle-même moins de satisfaction et de vaine gloire.
CHAPITRE XXIII
D'UNE TRIPLE BÉNÉDICTION.
1. Elle assistait un jour à la messe avec toute la dévotion possible. Lorsqu'on arriva au Kyrie eleison, l'ange que Dieu lui avait donné pour gardien la prit entre ses bras comme un petit enfant et la présenta à Dieu le Père afin qu'il la bénît, disant: « O Père tout puissant, bénissez votre petite fille » Dieu le Père tardait à répondre, comme s'il eût trouvé peu digne de lui de bénir une si faible créature ; et celle-ci, toute couverte de confusion, se prit à considérer sa misère et son néant. Mais le Fils de Dieu se leva et la couvrit des mérites de sa très sainte vie. Elle se trouva donc parée de riches vêtements et parvenue à l'âge parfait du Christ (Ephes., iv, 13). Dieu le Père s'inclina alors vers elle avec bonté, et il lui donna une triple bénédiction, en même temps quune triple rémission de tous les péchés de pensées, de paroles et d'actions, par lesquels elle avait offensé sa toute-puissance. En action de grâces pour un si grand bienfait, elle présenta à Dieu le Père cette vie toute pure du Christ dont elle avait été revêtue. Aussitôt les pierres précieuses qui ornaient sa robe, s'entrechoquant l'une l'autre, rendirent les sons les plus doux et les plus harmonieux à la gloire éternelle du Père. Nous en pouvons conclure à quel point ce Père plein de bonté a pour agréable l'offrande de la très sainte vie de son Fils.
2. Ensuite son ange gardien la présenta au Fils de la même manière et il dit : « O Fils du Roi éternel, bénissez celle qui est votre saint. » Après quelle eut reçu une triple bénédiction pour la rémission des péchés quelle avait commis contre la Sagesse divine, l'ange la présenta en troisième lieu au Saint-Esprit par ces mots : « Bénissez, ô ami des hommes, celle qui est votre épouse. » Elle en reçut aussi une triple bénédiction qui effaça les péchés par lesquels elle avait offensé la Bonté divine. Celui qui le désirera pourra méditer sur ces neuf bénédictions pendant le chant du Kyrie eleison.
CHAPITRE XXIV
EFFET DE L'ATTENTION A LA PSALMODIE.
1. Un jour qu'elle s'efforçait de chanter le plus dévotement possible les heures canoniales en l'honneur de Dieu et du saint dont on célébrait la fête, elle vit les paroles de la divine louange s'élancer de son cur vers le Cur de Jésus sous la forme d'une lance aiguë qui le pénétrait profondément et lui procurait d'ineffables délices.
2. De la pointe de la lance s'échappaient des rayons lumineux semblables à de brillantes étoiles. Ces rayons se dirigeaient sur chacun des saints, et les enrichissaient d'un nouveau reflet de gloire; mais le bienheureux dont on célébrait la fête paraissait revêtu d'une splendeur plus merveilleuse. La partie inférieure de la lance laissait couler en abondance une pluie bienfaisante, qui procurait aux hommes une augmentation de grâce et donnait aux âmes du purgatoire un rafraîchissement salutaire.
CHAPITRE XXV
SERVICE RENDU A LAME PAR LE COEUR DIVIN.
Une autre fois elle s'efforça d'apporter à chaque mot et à chaque note de l'office divin la plus grande attention ; mais, voyant sa bonne volonté contrariée par la faiblesse de la nature, elle se dit avec tristesse: « Quel fruit retirerai-je d'un labeur où je montre tant d'inconstance? » Le Seigneur, ne pouvant souffrir qu'elle se désolât, lui présente de ses propres mains son Cur divin semblable à une lampe ardente, en lui disant : « Voici que j'offre aux yeux de ton âme mon Cur sacré, organe de l'adorable Trinité, afin que tu le pries de réparer l'imperfection de ta vie et de te rendre parfaitement agréable à mes yeux. Car de même quun fidèle serviteur se tient toujours prêt à exécuter la volonté de son maître, ainsi mon Cur sera désormais à ta disposition pour réparer à chaque heure tes négligences. » Celle condescendante bonté du Seigneur la remplit d'étonnement et d'admiration. En effet, elle ne pouvait comprendre que le Cur du Sauveur, trésor sacré de la Divinité, et source de tous les biens, daignât, comme un serviteur aux ordres de son maître, se tenir prêt à réparer les faiblesses d'une aussi chétive créature. Mais le Seigneur plein de bonté eut pitié de sa pusillanimité et l'encouragea par cette comparaison : « Si tu avais, dit-il, une voix sonore et agréable, et si tu aimais à chanter, tandis que près de toi se trouverait une personne ayant la voix lourde et discordante à ce point, qu'après de grands efforts elle arriverait à peine à produire quelque, sons, ne serais-tu pas indignée qu'elle voulût exécuter elle-même une mélodie que tu pourrais rendre avec tant de facilité et de charme ? De même, mon Cur sacré, qui connaît la fragilité et l'instabilité humaines, attend et désire que tu l'invites, soit par tes paroles, soit même par un signe, à accomplir et à parfaire avec toi les actes de ta vie ; et comme il est doué d'une puissance infinie, que, de plus, son insondable sagesse connaît toutes choses, de même aussi par suite de la douceur et de la bonté qui lui sont naturelles, il désire te rendre ce service avec une joie pleine d'amour. »
CHAPITRE XXVI
DE L'ABONDANCE DES GRÂCES QUE LE COEUR DIVIN RÉPAND DANS LÂME.
1. Dans les jours qui suivirent, tandis qu'elle pensait avec reconnaissance à la richesse de ce don magnifique, elle eut grand désir de savoir combien de temps le Seigneur le lui conserverait. II daigna répondre : « Aussi longtemps qu'il te plaira de le garder, tu n'auras jamais à en déplorer la perte. - Mais, ô Dieu qui opérez tant de merveilles, dit-elle, comment se fait-il que parfois je considère votre Cur sacré comme une lampe ardente suspendue au milieu de mon cur, si vil, hélas ! et si indigne ; et d'autres fois, lorsque, par le secours de votre grâce, il m'est donné d'approcher de vous, j'ai la joie de retrouver ce divin Cur en votre sein et de puiser en lui d'ineffables délices ? » Le Seigneur répondit: « Lorsque tu veux saisir quelque chose, tu étends la main, et tu la retires à toi aussitôt que tu possèdes l'objet de tes convoitises ; de la même façon, quand je vois ton âme tant soit peu détournée de moi par les choses extérieures, je dirige vers elle mon Cur divin tout languissant d'amour. Si tu réponds à mes tendres avances et si tu consens à te recueillir et à me contempler dans lintime de ton être, alors je te retire à moi avec ce Cur sacré et je t'offre en lui la jouissance de toutes les perfections. »
2. Celle-ci fut pénétrée d'amour et de reconnaissance à la vue de cette bonté toute gratuite de Dieu. Elle considéra d'autre part que sa profonde indignité et ses nombreuses imperfections la rendaient indigne de toute grâce, et descendit avec un grand mépris d'elle-même dans cette profonde vallée de l'humilité qui lui était si familière. Après qu'elle s'y fut tenue quelque temps dérobée, pour ainsi dire, à tous les regards, le Dieu tout-puissant qui habite au plus haut des cieux, et trouve également ses délices à répandre sur les humbles la rosée de sa grâce, parut faire sortir de son cur sacré un tuyau d'or qui, semblable à une lampe ardente, illumina cette âme abîmée dans son néant. Par ce canal mystérieux, il faisait découler sur elle toute l'affluence admirable de ses grâces: si, par exemple, elle s'humiliait à la vue de ses fautes, le Seigneur, rempli de pitié, versait aussitôt dans son âme la sève féconde, des vertus qui détruisait toutes ses imperfections et n'en laissait plus apparaître les traces aux yeux mêmes de la divine Majesté. D'autres fois, si elle ambitionnait un don particulier ou ces douces et agréables faveurs que le cur humain peut désirer, au même instant tous ces bienfaits étaient répandus en son âme par ce canal admirable dont nous avons parlé.
3. Celle-ci jouissait depuis quelque temps déjà de la suavité de ces délices, et par la grâce de Dieu elle semblait avoir atteint la plus haute perfection, se montrant enrichie de toutes les vertus (non vraiment des siennes, mais bien des vertus de son Seigneur), lors qu'elle entendit, par l'oreille du cur, une voix harmonieuse qui résonnait comme la suave mélodie d'une harpe touchée par un maître habile, et disait « Veni mea ad me: Toi qui es mienne, viens à moi. Intra meum in me: Toi qui es mienne, viens en moi. Mane meus mecum : Toi qui es mon bien, reste avec moi.» Son aimable Seigneur daigna lui donner l'explication de ce chant: « Veni mea ad me, parce que je t'aime et désire toujours te voir auprès de moi ainsi qu'une épouse fidèle, c'est pourquoi je t'ai dit: Veni. Intra meum in me, parce que je prends mes délices en ton âme; et comme le fiancé attend avec ardeur le jour des noces qui mettra le comble â la joie de son cur, ainsi je désire qu'à ton tour tu entres et habites en moi. Mane meus mecum :puisque je t'ai choisie, moi qui suis le Dieu d'amour, je désire demeurer avec toi dans une union indissoluble; union semblable à celle qui existe entre le corps et l'âme, et fait que lhomme ne saurait subsister un instant après que l'âme a quitté son enveloppe mortelle. »
4. Tant que dura le charme d'un si sublime entretien, celle-ci fut attirée vers le Cur du Seigneur d'une façon merveilleuse par ce mystérieux canal dont nous avons parlé, et se trouva bientôt introduite dans le sein de son Époux et de son Dieu. En cet asile sacré ce quelle a senti, ce qu'elle a vu, ce quelle a entendu, goûté et touché du Verbe de vie, elle seule le sait, et Celui qui daigna l'admettre à une union si sublime, Jésus, l'Époux des âmes aimantes, qui est le Dieu béni en tous les siècles et par-dessus tout.
CHAPITRE XXVII
DE LA SÉPULTURE DU SEIGNEUR DANS LÂME
1. Un Vendredi saint, après la récitation de l'office, on célébrait l'ensevelissement du Seigneur. Celle-ci pria ce divin Sauveur de vouloir bien s'ensevelir en son âme comme dans une perpétuelle demeure. II daigna l'exaucer et lui dire avec bonté: « Moi, qui suis appelé pierre, je serai cette pierre posée à l'entrée de tous tes sens; pour garde je placerai là des soldats, c'est-à-dire mes affections qui désormais préserveront ton cur de toute affection étrangère, et travailleront à procurer mon éternelle gloire en toi dans la mesure de ma grâce. »
2. Quelque temps après, elle craignit d'avoir jugé trop sévèrement les actes de quelqu'un, et, toute pénétrée de regret, s'en vint dire au Seigneur: « O mon Dieu, vous aviez placé des gardes â l'entrée de mon cur, mais, hélas! je crains qu'ils ne se soient éloignés, puisque j'ai jugé si durement la conduite de mon prochain ! » Le Seigneur lui dit : « Comment peux-tu croire qu'ils se soient éloignés, puisqu'en ce moment même tu éprouves leur assistance ? En effet, si tu nadhérais pas à moi de tout ton cur, tu n'éprouverais pas tant de regret de m'avoir déplu. »
CHAPITRE XXVIII
LE COEUR DU SEIGNEUR EST LE CLOÎTRE DE LÂME
On chantait à vêpres ces paroles : Vidi aquam egredientem de templo, et le Seigneur lui dit : « Dirige-toi vers mon Cur, il sera vraiment ton temple. De plus, choisis dans les diverses parties de mon corps d'autres demeures où tu puisses mener la vie régulière, car je veux désormais que mon corps sacré soit le cloître où tu habites. » Elle répondit: « O Seigneur! quelle demeure chercherais-je ? J'ai trouvé une telle abondance de douceurs dans ce Cur sacré que vous daignez appeler mon temple, qu'il m'est impossible de quérir hors de lui la nourriture et le repos nécessaires à l'entretien de la vie. » Le Seigneur lui dit : « Si tu le désires, tu trouveras en effet ces deux biens dans mon cur, car tu as pu lire de certains de mes saints, comme de mon serviteur Dominique1 par exemple, qu'ils ne s'éloignaient pas du temple, mais qu'ils y mangeaient parfois et y dormaient. Empresse-toi cependant de choisir dans mon corps les lieux où tu mèneras ta vie claustrale. « Pour obéir aux ordres de Dieu, elle résolut d'établir son promenoir dans les pieds du Seigneur ; dans ses mains sacrées, le lieu de son travail ; sa bouche divine lui servirait de salle de chapitre et de parloir ; par ses yeux bénis, elle lirait et étudierait ; ses oreilles enfin seraient le tribunal où elle déclarerait ses péchés. Le Seigneur l'invita à monter après chaque faute vers ce tribunal sacré comme par cinq degrés d'humilité qu'elle trouverait indiqués en ces cinq mots : « Moi, vile, pécheresse, pauvre, mauvaise, indigne, j'accours à cet abîme débordant de la miséricorde infinie afin d'être lavée de toute tache et purifiée de tout péché. Ainsi soit-il. »
1. « Souvent le bienheureux Dominique passait des nuits entières dans les église. Il en avait coutume à ce point qu'à peine l'a-t-on vu faire usage d'un lit pour son repos. Lorsque par excès de fatigue il était obligé de céder au sommeil, il s'endormait quelque instants, soit devant l'autel, soit ailleurs, reposant parfois la tête sur quelque pierre comme un autre Jacob. Après quoi il reprenait ses veilles. » (Vie de saint Dominique par le B. Jourdain de Saxe, C. IV.)
CHAPITRE XXIX
ETREINTE ET SALUT DU SEIGNEUR
1. Celle-ci repassait en son esprit plusieurs circonstances où elle avait expérimenté la fragilité et l'inconstance humaines ; se tournant ensuite vers le Seigneur : M'attacher à vous seul, ô mon Bien-Aimé, dit-elle, c'est là tout mon bien 1. Le Seigneur, s'inclinant, la serra dans ses bras avec tendresse : « Et m'attacher à toi, ma bien-aimée, répondit-il, m'est extrêmement doux. » A peine eut-il prononcé ces mots que tous les saints se levèrent devant le trône de Dieu et offrirent leurs mérites au Seigneur, afin que pour sa plus grande gloire il daignât les communiquer à cette âme qui deviendrait ainsi une demeure digne du Très-Haut.
2. Elle vit alors avec quelle promptitude le Seigneur daigne s'incliner vers nous, et combien les saints désirent l'honneur de Dieu, puisqu'ils offrent leurs mérites pour suppléer à l'indigence des hommes. Aussi, comme elle s'écriait, dans toute l'ardeur de son âme : « Moi, petite et vile créature, je vous salue, ô très aimé Seigneur », elle reçut cette ineffable réponse : « A mon tour je te salue, ô ma très aimée ! » Il lui fut donné de comprendre que si une âme dit à Dieu: Mon Bien-Aimé, mon très doux, mon très aimé Seigneur, ou autres paroles de ce genre, à chaque fois elle recevra ici-bas la même réponse, et elle jouira au ciel d'un privilège spécial, analogue à celui de Jean l'Évangéliste, qui obtint sur la terre une gloire particulière parce qu'il était appelé « discipulus quem diligebat Jesus : le disciple que Jésus aimait ». (S. Jean, xxi, 7.)
1. Allusion au verset 28° du Ps.LXXII : Mihi adhoerere Deo bonum est.
CHAPITRE XXX
DU MÉRITE DE LA VOLONTÉ ET DE L'OFFRANDE DU COEUR AVEC D'AUTRES INSTRUCTIONS
DONNÉES A SON ENTENDEMENT AU SUJET DES PAROLES DE L'OFFICE DIVIN.
I. -- Bonne volonté.
Pendant la messe Veni et Ostende 1 : Venez et Voyez, le Seigneur lui apparut rempli des douceurs de la grâce divine et répandant autour de sa personne une influence céleste et vivifiante. Il descendait du trône sublime de sa gloire, comme pour déverser avec plus d'abondance sur les âmes le torrent de ses grâces, en la fête de sa bienheureuse Nativité. Elle pria alors pour les personnes qui lui étaient recommandées et pour qui elle désirait obtenir de nombreuses faveurs. Le Seigneur lui dit: « J'ai donné à chaque âme un tuyau d'or d'une telle vertu qu'elle peut, par ce moyen, puiser dans les profondeurs de mon Cur sacré tout ce qu' elle désire. » Celle-ci comprit que ce mystérieux conduit signifiait la bonne volonté avec laquelle l'homme peut s'approprier toutes les richesses spirituelles du ciel et de la terre. Veut-il, par exemple, offrir à Dieu les louanges, les actions de grâces, l'obéissance et la fidélité dont quelques saints nous ont donné l'exemple, aussitôt la divine bonté accepte cette intention comme un fait accompli. Ce tuyau admirable se trouve enrichi d'un or précieux quand l'homme remercie Dieu de lui avoir donné cette noble faculté de la volonté, qui lui sert à acquérir plus de mérites que le monde entier n'en obtiendrait en y employant toutes ses forces. Elle comprit ensuite que toutes les surs de la communauté entouraient le Seigneur, et chacune, munie de ce mystérieux tuyau, attirait à elle la grâce divine, selon la mesure de ses forces : tandis que certaines la puisaient directement dans les profondeurs du Cur divin; d'autres la recevaient s'écoutant des mains du Seigneur. Mais plus elles s'éloignaient du Cur, plus elles avaient de peine à obtenir ce qu'elles désiraient. Au contraire, si elles s'efforçaient d'aspirer au centre de ce Cur sacré, elles s'abreuvaient avec facilité, douceur et abondance. Celles qui puisaient directement au Cur figuraient les âmes qui se soumettent à la volonté de Dieu et souhaitent que cet adorable vouloir s'accomplisse parfaitement à leur égard, dans l'ordre temporel comme dans l'ordre spirituel. Ces âmes touchent si profondément l'infinie bonté de Dieu, qu'à l'heure finie, elles reçoivent la grâce divine avec d'autant plus d'abondance qu'elles ont désiré davantage l'accomplissement de cette très aimable volonté. Les autres, qui puisaient la grâce dans les membres du Seigneur, figuraient les âmes qui s'efforcent d'obtenir de Dieu les dons et les vertus, en suivant l'attrait de leurs désirs personnels et de leur volonté propre. Elles obtiennent d'autant plus difficilement ce qu'elles désirent, qu'elles s'abandonnent moins à la divine Providence.
1. Introït du samedi des quatre-temps de l'Avent.
II. -- Parfaite offrande du cur à Dieu.
Elle adressa un jour cette prière au Seigneur : « O mon Dieu, dans la plénitude de ma volonté, je vous offre mon cur détaché de toute créature. Je vous prie de le laver dans l'eau très efficace qui s'écoule de votre sacré côté, afin qu'enrichi par le précieux sang de votre très doux Cur il puisse s'unir entièrement à vous dans les suaves parfums de votre ineffable amour. » Le Fils de Dieu apparut alors offrant à Dieu le Père le cur de son épouse uni à son Cur divin sous la figure d'un calice formé de deus parties qui auraient été jointes ensemble par de la cire. A cette vue elle dit au Seigneur avec une humble dévotion : « Faites, ô Dieu très aimant, que mon cur soit toujours prés de vous comme ces flacons portés par les serviteurs pour rafraîchir leurs maîtres ; que de même vous l'ayez toujours à votre portée pour le remplir ou y puiser à l'heure où vous le voudrez et pour telle personne qu'il vous plaira.» Le Fils de Dieu accepta cette offrande avec bonté et dit à son Père : « O Père saint, que pour votre éternelle louange le cur de cette créature soit l'heureux intermédiaire qui répande sur le monde la source intarissable des bienfaits renfermés dans mon Cur sacré. » Comme dans la suite celle-ci renouvelait souvent cette offrande, elle voyait son cur tout rempli des dons célestes, et par les mille louanges et actions de grâces qui en jaillissaient, les élus du ciel recevaient une augmentation de joie. D'autres fois il contribuait davantage à l'avancement de ceux qui étaient encore sur la terre, comme nous le verrons plus tard. Car elle comprit aussi que Dieu aurait pour agréable qu'elle fît écrire tout ceci pour le bien de plusieurs.
III.-- Honneur rendu à Dieu. Efficacité de la miséricorde divine.
Au temps de l'Avent, comme on chantait le répons « Ecce venit Dominus protector noster, sanctus Israel 1 : Voici que vient le Seigneur notre protecteur, le saint d'Israël », elle comprit que si une âme abandonne complètement à Dieu la conduite de sa vie, si elle souhaite avec ardeur d'être dirigée, dans la prospérité comme dans l'adversité, par la très aimable et divine volonté, elle rend à Dieu autant d'honneur qu'en procure au prince celui qui pose sur sa tête la couronne royale.
Par ces paroles du prophète Isaïe: « Elevare, elevare, consurge, Jerusalem : Lève-toi, lève-toi, Jérusalem. » (Isaïe, LI, 17), elle comprit quels bienfaits la sainteté des âmes procure à l'Église militante. En effet, lorsque, remplie d'amour pour le Seigneur, une âme se tourne vers lui avec la volonté sincère de réparer, si elle le pouvait, tous les détriments que souffre la gloire de Dieu, lorsque dans l'ardente charité qui la consume, elle offre les démonstrations de sa tendresse, la Bonté divine se montre tellement apaisée qu'elle daigne parfois pardonner au monde entier. C'est ce qu'expriment les paroles suivantes: « Usque ad fundum calicis bibisti : Vous avez bu jusqu'au fond du calice» (Ibid.), car par ce moyen la douceur de la miséricorde vient se substituer aux rigueurs de la justice. Mais ce qui sui : « Potasti usque ad faeces : Vous avez bu jusqu'à la lie » (Ibid.), donne à comprendre qu'aucune rédemption ne peut être accordée aux damnés, parce qu'ils n'ont droit qu'à la lie de la justice.
1. Répons du second dimanche de l'Avent.
IV. -- Avantages que l'on trouve à s'abstenir de paroles et d'actions inutiles.
En lisant ces paroles d'Isaïe : « Glorificaberis dum non facis vias tuas, etc. : Tu seras glorifié si tu ne suis pas tes inclinations » (Isaïe, LVIII, 13), elle comprit que si, après avoir conçu divers projets, on renonce au plaisir de les exécuter parce qu'ils nont aucune utilité pour le bien, on obtiendra ce triple avantage : 1° de trouver en Dieu de plus grandes délices : « DeIectaberis in Domino : Tu te réjouiras dans le Seigneur (Isaïe, LVIII, 14); 2° de rester moins sous l'empire des pensées dangereuses: « Sustollam te super altitudinem terrae : Je t'élèverai sur les hauteurs de la terre » (Ibid.) ; 3° enfin, de recevoir du Fils de Dieu, parce qu'on aura noblement résisté à 1a tentation et remporté la victoire, une part spéciale aux mérites de sa très sainte vie, selon cette parole: « Et cibabo te haereditate Jacob patris tui : Et je te donnerai pour nourriture l'héritage de Jacob ton père » (Ibid.) Dans cet autre texte du même prophète : « Ecce merces ejus cum eo : Il porte avec lui sa récompense » (Ibid., XL, 10), elle vit que le Seigneur, dans son amour pour ses élus, daigne être lui-même leur récompense. II s'unit à eux avec tant de douceur, que la créature, objet d'un si grand amour, peut affirmer en toute vérité qu'elle est récompensée au delà de ses mérites : «Et opus illius coram illo: et son oeuvre est devant lui »(Ibid.). Quand l'âme s'abandonne complètement à la sainte Providence, et cherche en tous ses actes à accomplir la divine volonté, alors, par la grâce du ciel, elle apparaît déjà parfaite aux yeux de Dieu.
V.-- Le repentir amène promptement la délivrance.
Pendant qu'elle récitait ce répons de la vigile de Noël : « Sanctificamini, filii Israel 1 : Sanctifiez-vous, fils d'Israël », elle comprit que si une âme déplore sans retard les fautes qu'elle a commises et regrette de n'avoir pas accompli tout le bien qui lui était possible, que si elle est en outre résolue à se soumettre désormais aux préceptes de Dieu, elle paraît aux yeux de la Majesté divine vraiment sanctifiée comme ce lépreux de l'Évangile qui fut purifié de ses fautes par la parole du Seigneur: « Volo, mundare: Je le veux, sois purifié »(Matth.,VIII,3).
Par cette parole: « Cantate Domino canticum novum : Chantez au Seigneur un cantique nouveau » (Isaïe, XLII, 19), il lui fut montré que celui qui chante avec grande ferveur chante un cantique nouveau. En effet, il se trouve déjà entièrement renouvelé et agréable à Dieu, perce qu'il a reçu la grâce de diriger vers le Seigneur toute son intention.
1. Répons de la vigile de la Nativité du Seigneur.
VI. -- Dieu broie ses élus pour les guérir.
Dans ce texte d'Isaïe : « Spiritus Domini super me : L'Esprit du Seigneur est sur moi » (Isaïe, LXI, 1), et ce qui suit: « ut mederer contritos corde: pour guérir les coeurs brisés », elle vit que le Fils de Dieu, ayant été envoyé pour, guérir ceux qui ont le coeur brisé, a coutume d'éprouver ses élus par une souffrance, souvent légère ou même extérieure, pour avoir occasion d'y porter remède. Dans ce cas, il s'approche de l'âme et n'enlève pas l'épreuve, car si cette épreuve brise le coeur, elle n'est pas nuisible, mais il s'applique au contraire â guérir dans sa créature tout ce qu'il juge devoir lui être dangereux ou funeste.
Tandis que le choeur chantait le psaume cent neuvième, elle comprit à ces mots : « in splendoribus sanctorum : Dans les splendeurs des saints », que la lumière de Dieu est immense et incompréhensible. Si tous les saints, depuis Adam jusqu'au dernier homme, en avaient une connaissance personnelle aussi claire, aussi profonde et aussi vaste qu'il est possible à une créature (la connaissance de chacune étant distincte de celle de l'autre) ; si en outre le nombre des saints était mille et mille fois plus grand, la Divinité resterait cependant inépuisable et infiniment au-dessus de toute intelligence créée. C'est pourquoi il nest pas dit : In splendore, mais : « in splendoribus sanctorum, ex utero ante luciferum genui te : Dans les splendeurs des saints, je vous ai engendré de mon sein avant l'aurore. »
VII. -- Chacun doit porter sa croix à la suite de Jésus-Christ.
Aux vêpres d'un martyr, comme on chantait l'antienne: « Qui vult venire post me : Celui qui veut venir après moi », elle vit le Seigneur s'avancer dans un chemin rempli de verdure et de fleurs, mais étroit et hérissé d'épines. II semblait précédé d'une croix qui écartait les branches épineuses et rendait la voie praticable. Le Seigneur se tournait avec un visage serein vers ceux qui marchaient derrière lui et invitait les siens à le suivre, disant : « Qui vult venire post me, abneget semetipsum, et tollat crucem suam et sequatur me, etc. : Que celui qui veut venir après moi se renonce lui-même, qu'il porte sa croix et qu'il me suive. » En écoutant ces mots, elle comprit que la croix de chacun était sa tentation personnelle : par exemple, cest une croix pour certaines âmes de supporter le joug de l'obéissance en exécutant des ordres contraires à leurs goûts. D'autres sont accablés sous le poids d'infirmités qui les empêchent d'accomplir les désirs de leur volonté, et autres choses de ce genre. Nous devons donc porter notre croix, en souffrant volontiers tout ce qui est dur et pénible, et nous devons aussi; autant que possible, ne rien négliger de ce qui peut glorifier Dieu.
VIII. -- La correction trop sévère se change en mérites pour celui qui la supporte.
En récitant ce verset : « Verbe iniquorum: Les paroles des méchants » (Ps. LXIV, 4), elle comprit que si une personne a commis une faute par suite de la faiblesse humaine et en reçoit une correction trop rigoureuse, cet excès de sévérité provoque la miséricorde de Dieu et procure au coupable une augmentation de mérites.
IX. -- C'est par miséricorde que Dieu châtie les fidèles. Le pervers est abandonné à sa perversité.
A la fin du Salve Regina, comme on chantait cette invocation: misericordes oculos, elle souhaita d'obtenir la santé du corps. Le Seigneur lui dit en souriant : « Ne sais-tu pas que je dirige vers toi les regards les plus miséricordieux, lorsque tu es éprouvée par les souffrances corporelles, ou que tu ressens les angoisses de l'âme? »
En la fête de plusieurs martyrs, quand on chanta ces mots : gloriosum sanguinem 1, elle comprit que le sang répandu pour le Christ est loué dans la sainte Écriture, bien que naturellement le sang inspire une certaine horreur. De même il lui sembla que, dans la vie religieuse, certaines dérogations à la règle réclamées par l'obéissance ou la charité fraternelle plaisent tant à Dieu, qu'elles peuvent être louées et appelées glorieuses.
Un autre jour elle comprit qu'un secret jugement de Dieu permet parfois à un homme pervers d'interroger une âme privilégiée afin de lui dérober la connaissance de quelque secret, et d'en obtenir une réponse propre à le fixer dans son erreur. Dieu le permet ainsi pour le malheur du pervers et l'affermissement des bons. C'est pourquoi le prophète Ézéchiel s'exprime en ces termes : « Qui posuerit munditias suas in corde suo, et scandalum iniquitatis suae contra faciem suam, et venerit ad prophetam, interrogans eum pro me 2 : Ego Dominus respondebo ei in multitudine immunditiarum suarum, ut capiatur in corde suo: Celui qui a renfermé ses impuretés dans son coeur, qui a mis le scandale de son iniquité devant sa face, et qui viendra ensuite trouver le prophète et l'interrogera en mon nom, je lui répondrai, moi le Seigneur, selon la multitude de ses infamies, afin qu'il soit pris par son propre coeur. » (Ezech., xrv, 4, 5.)
1. Du répons : Viri sancti gloriosum sanguinem etc., (Commun des Martyrs ).
2. Dans la Vulgate nous lisons: interrogans per eum me.
X. -- Celui qui vient de tomber doit se confier en Dieu. Il n'y a point de péché sans consentement.
Par les paroles qui sont chantées en lhonneur de saint Jean : « Haurit virus hic lethale 1 : Il but le poison mortel », elle comprit que la vertu de la foi préserva Jean du poison mortel, comme la résistance de la volonté conserve l'âme sans tache, malgré le venin mortel qui pourrait s'insinuer dans le cur, contrairement aux dispositions de la volonté.
En récitant ce verset : « Dignare Domine die isto : Daignez, Seigneur, pendant ce jour », elle reçut cette lumière. Si lhomme qui a prié Dieu pour être préservé de toute faute, semble, par un secret jugement du Seigneur, avoir péché grièvement en quelque point, il trouvera cependant la grâce toujours prête à lui servir de bâton d'appui pour faciliter sa pénitence.
1. Paroles tirées de l'ancienne Vie de saint Jean par Abdias, chap.V, et du répons de l'office de la fête.
XI. -- Comment nous devons bénir Dieu. II faut reprendre les délinquants.
Pendant le chant du répons Benedicens1, elle vint se présenter au Seigneur et implorer sa bénédiction, comme si elle avait personnifié Noé lui-même. Quand elle eut reçu cette bénédiction, le Seigneur parut à son tour lui demander la sienne. Elle comprit alors que l'homme bénit Dieu quand il se repent de l'avoir offensé et lui demande son secours pour ne plus tomber dans le péché ; Dieu voulant montrer que cet acte lui était agréable, sinclina profondément pour recevoir cette bénédiction, comme si le salut du monde en devait être la conséquence.
Par ces mots : « Ubi est frater tuus Abel ? Où est Abel ton frère ? » (Gen., IV, 9), elle comprit que Dieu demandera compte à chaque religieux des fautes que ses frères commettent contre la règle, parce que ces fautes auraient pu être évitées si lon avait averti le frère coupable ou prévenu l'abbé. Cette excuse de quelques uns : Je ne suis pas chargé de corriger mon frère, ou encore : Je suis plus méchant que lui, ne sera pas mieux accueillie de Dieu que ces paroles de Caïn : « Numquid custos fratris mei sum ego? Suis-je le gardien de mon frère? » (Gen., IV, 9). Car, devant le Seigneur, chaque homme est tenu à retirer son frère du mauvais chemin et à l'exciter au bien. Toutes les fois qu'il néglige d'écouter sur ce point la voix de sa conscience, il pèche contre Dieu. C'est en vain qu'il prétexte n'avoir pas mission de corriger son frère, car Dieu la lui donne d'après le témoignage de sa conscience. S'il néglige ce devoir, il lui en sera demandé compte, et plus à lui-même peut-être qu'au supérieur qui parfois est absent ou n'a pas remarqué la faute. De là cette menace : « Vae facienti, vae, vae consentienti : Malheur à celui qui fait le mal, deux fois malheur à celui qui y consent. » C'est évidemment consentir au mal que de se taire, quand il aurait suffi de quelques paroles pour éviter une atteinte à la gloire de Dieu.
1. Au dimanche de la Sexagésime. Voici le texte de ce répons qui ne se trouve plus au bréviaire monastique : « -R. : Benedicens ergo Deus Noe dixit : Nequaquam ultra maledicam terrae, propter hominem, Ad imaginem quippe Dei factus est homo. - V. : Hoc erit signum foederis inter me et te ; arcum meum ponam in nubibus caeli, : - R. : Dieu, en bénissant Noé, dit : Je ne maudirai plus le terre à cause de lhomme, Car l'homme a été fait à l'image de Dieu. V : Je poserai mon arc dans les nuées : ce sera le signe de l'alliance entre moi et toi » (voir Livre IV, chap. XIV).
XII. -- C'est vêtir Dieu que de défendre la justice.
En chantant ce répons : « Induit me Dominus : Le Seigneur m'a revêtu1 », elle reçut cette lumière : Celui qui combat légitimement pour la justice, et travaille par ses paroles ou par ses actes à promouvoir la Religion, couvre le Seigneur d'un riche vêtement de gloire et de salut. Dans la vie éternelle, Dieu lui prodiguera les largesses de sa royale munificence et après l'avoir paré d'un vêtement d'allégresse, il le couronnera d'un diadème de gloire. Elle comprit encore que celui qui, dans ce combat soutenu pour le bien de la Religion, aura supporté des adversités et des contradictions deviendra plus agréable à Dieu comme le pauvre se montre doublement satisfait d'être habillé tout à la fois et réchauffé par un seul vêtement. Quand bien même, par suite de l'opposition des méchants, ce travail entrepris pour la gloire de Dieu n'amènerait aucun résultat, la récompense du fidèle serviteur ne serait en rien diminuée.
Au chant de ce répons : Vocavit angelus Domini 2 : lange du Seigneur appela, elle vit comment l'armée des anges, dont l'assistance suffirait à nous préserver de tout mal, suspend parfois sa protection efficace par ordre de la divine et paternelle Providence. Dieu permet alors que ses élus soient tentés, afin de les récompenser d'autant plus qu'ils ont triomphé par leur propre vertu, la garde des saints anges leur ayant été comme enlevée pendant quelques instants.
1. Répons du « Commun des Vierges » au bréviaire monastique.
2. Répons. V° du Bréviaire monastique au dimanche de la Quinquagésime, mais l'ordre des paroles est ici interverti.
XIII. -- Des biens que nous procurent l'obéissance et l'adversité.
A l'office du même jour, dans le répons qui suit immédiatement : Vocavit angelus Domini Abraham1 , elle comprit comment le Père des croyants mérita d'être appelé par un ange au moment où il étendait le bras pour accomplir les ordres du ciel. De même, si le juste, pour l'amour de Dieu; soumet son esprit et montre une bonne volonté parfaite en face d'une oeuvre difficile à accomplir, il mérite sur l'heure d'être soutenu par les douceurs de la grâce, et consolé par le bon témoignage de sa conscience. Par cette faveur l'infinie Bonté de Dieu devance le jour de la récompense éternelle, où chacun recevra selon ses oeuvres.
Elle pensait un jour à diverses souffrances supportées jadis, et demanda au Seigneur pourquoi il les avait permises. Le Seigneur répondit: « Quand la main d'un père veut corriger son enfant, la verge ne saurait lui résister. Aussi mes élus ne devraient jamais attribuer les maux qu'ils souffrent aux hommes : ils sont les instruments dont je me sers pour exercer leur patience. Mes amis devraient plutôt considérer mon paternel amour qui ne permettrait jamais au moindre souffle de les atteindre, s'il n'avait dessein de leur donner les joies éternelles après leurs souffrances. Que mes élus aient plutôt compassion des hommes qui, en les persécutant, souillent leurs propres âmes. »
1. Répons VI° dans le Bréviaire monastique.
XIV. -- Nos oeuvres offertes à Dieu le Père par son Fils lui sont très agréables.
Comme celle-ci éprouvait un jour de la difficulté pour un travail, elle dit au Père éternel : « Seigneur, je vous offre cette action par votre Fils unique, dans la vertu de votre Esprit-Saint, et pour votre éternelle gloire. » Elle comprit aussitôt que cette offrande donnait à son oeuvre une valeur extraordinaire et l'élevait au-dessus d'un acte simplement humain. Et comme les objets paraissent verts ou bleus si on les regarde à travers un verre de ces diverses couleurs, ainsi rien nest plus agréable à Dieu le Père quune offrande faite par son Fils unique.
XV. -- Aucune prière fervente ne demeure sans fruit.
Elle demanda un jour au Seigneur à quoi servaient les prières fréquentes qu'elle lui adressait pour ses amis, puisqu'on nen voyait pas les effets. II daigna l'éclairer par cette comparaison : « Lorsqu' un jeune prince revient du palais de l'empereur, après avoir reçu l'investiture d'un grand-fief et de richesses considérables, ceux qui le rencontrent ne voient pourtant en lui que la faiblesse de l'enfance sans soupçonner ce qui fera de cet enfant un puissant prince. Ne sois donc pas étonnée si tes yeux ne peuvent découvrir l'effet de tes prières : Mon éternelle sagesse en dispose pour un plus grand bien. Plus on prie pour une âme, plus on lui procure de bonheur. La prière persévérante ne demeure pas sans fruit, quoique les hommes ne puissent toujours apercevoir ici-bas la manière dont ils sont exaucés. »
XVI. -- Les saintes pensées, leur mérite et leur récompense.
Comme elle désirait savoir quelle récompense recevrait une âme qui aurait élevé toutes ses pensées vers Dieu, elle reçut cette instruction : « L'homme qui dirige ses pensées vers Dieu, soit en méditant, soit en priant, pose un miroir d'une transparence admirable, comme en face même du trône glorieux de la Divinité. Dans ce miroir le Seigneur contemple avec joie sa propre image, car c'est lui qui dirige et inspire tout ce qui est bien. Si, par suite de la fragilité humaine, lhomme éprouve des difficultés dans cet exercice de la prière, qu'il sache que plus le labeur sera rude, plus le miroir qu'il présentera en face de ladorable Trinité et de tous les Saints sera clair et brillant ; de plus ce miroir resplendira éternellement pour la gloire de Dieu et l'allégresse sans fin de cette âme.
XVII -- Obstacles à la dévotion les jours de fête.
Un jour de solennité, un malencontreux mal de tête l'empêcha de chanter. Elle demanda au Seigneur pourquoi il permettait que ce malaise lui arrivât plus souvent aux jours de fête. Le Seigneur répondit: « De peur qu'entraînée par le charme des mélodies sacrées, tu ne deviennes moins apte aux touches de la grâce. » Elle objecta : « Mais votre grâce, ô mon Dieu, pourrait me garder de ce danger. - En effet, répondit le Seigneur, mais il y a avantage pour l'âme à ce que les occasions de chutes lui soient plutôt enlevées par l'épreuve et la souffrance, car elle obtient alors le double mérite de la patience et de l'humilité. »
XVIII. -- Effet de la bonne volonté.
Entraînée une fois par la ferveur de son amour, elle s'écria : « Combien je voudrais, ô mon Dieu, voir un feu ardent brûler mon âme et la rendre semblable à une substance liquide qui pourrait s'écouler facilement en vous ! » Le Seigneur répondit : « Ta volonté sera ce feu puissant. » Elle comprit alors que, par le seul mouvement de sa volonté, on peut obtenir le plein effet des désirs qui ont Dieu pour objet.
XIX. -- Bon résultat de la tentation.
Il lui arriva souvent de demander à Dieu de déraciner le vice en elle et dans les autres. Mais elle vit que la bonté divine ne pouvait mieux l'exaucer qu'en atténuant la fatale nécessité qui résulte des mauvaises habitudes. L'âme parvient alors à résister facilement au mal, car la difficulté cesse de s'accroître par lhabitude, appelée justement une seconde nature. Elle reconnut alors l'admirable conseil de la bonté divine pour le salut des hommes : afin d'augmenter la récompense éternelle des âmes, Dieu permet qu'elles soient fortement attaquées par l'aiguillon du péché. II ajoute ainsi à la gloire et à l'honneur de leur triomphe.
XX. -- Le Seigneur vient secourir dans leur agonie ceux qui ont pensé à lui.
Dans un sermon elle entendit cette parole : Pas un homme ne sera sauvé sans l'amour de Dieu, ou tout au moins cet amour devra être suffisant pour l'amener au repentir et à l'amendement de la vie. Elle se prit à réfléchir que beaucoup partaient de ce monde avec un repentir excité par la crainte de l'enfer plutôt que par l'amour de Dieu. Mais le Seigneur lui dit: « Quand je vois à l'agonie ceux qui ont quelquefois pensé à moi durant leur vie, ou bien ont accompli quelques oeuvres méritoires dans leurs derniers jours, je me montre alors à eux avec tant de bonté, de tendresse et d'amabilités, qu'ils se repentent sincèrement de mavoir offensé, et c'est ce repentir qui les sauve. Aussi je voudrais que mes élus me glorifiassent et me rendissent des actions de grâces spéciales pour ce bienfait.
XXI. -- Dieu n'arrête pas ses regards sur les imperfections d'une âme qui l'aime véritablement.
En méditant, il lui arriva de considérer la misère de son âme et de concevoir un tel mépris d'elle-même, qu'elle se demanda, remplie d'anxiété, si elle pourrait jamais plaire à Dieu. En effet, où son oeil infirme ne voyait qu'une souillure, lil pénétrant de la divinité pouvait découvrir des taches innombrables. Le Seigneur lui donna cette consolante réponse: « C'est par l'amour que l'âme arrive à me plaire. » Elle comprit alors que si l'amour humain est assez impérieux pour faire attribuer des charmes à des êtres difformes, au point de rendre les amis presque jaloux de cette difformité qui a reçu le don de plaire, Dieu, qui est Charité, saura trouver de la beauté dans les créatures qu'il aime.
XXII. -- Comment le Seigneur tempéra dans lâme de celle-ci le désir de la mort.
Elle souhaitait ardemment avec l'Apôtre être séparée de son corps pour s'unir à Jésus-Christ, et sous l'empire de ce désir, elle faisait entendre à Dieu les gémissements de son cur. Le Seigneur daigna lui faire comprendre ce qui suit : chaque fois qu'elle exprimerait le désir d'être affranchie de cette prison de mort, tout en se montrant déterminée à demeurer ici-bas aussi longtemps qu'il plairait au Seigneur, autant de fois le Fils de Dieu lui communiquerait les mérites de sa très sainte vie, pour qu'elle devint parfaite au yeux de Dieu le Père.
XXIII. -- Dieu n'exige pas le fruit des oeuvres pour chacun de ses dons.
Elle se rappela un jour les grâces nombreuses et variées de la bonté divine à son égard, et se trouva misérable, indigne de tout bien, pour avoir perdu tant de dons par sa négligence : elle n'avait retiré de ces grâces aucun profit pour elle-même, par la jouissance ou l'action de grâces ; aucun profit pour le prochain qui ne les avait pas connues et n'avait pu s'en édifier ni s'élever par ce moyen à une plus grande connaissance de Dieu. Elle reçut alors cette lumière : le Seigneur, en répandant ses dons sur les hommes, n'exige pas un fruit spécial produit par chaque don, car il connaît la faiblesse de ses créatures ; mais Dieu ne pouvant contenir sa bonté et sa libéralité, répand sans cesse sur lhomme l'abondance de ses grâces pour le préparer à la surabondance de la félicité éternelle. C'est ce qui arrive à l'enfant auquel on remet des titres de propriété : il n'en voit pas l'utilité, mais, parvenu à l'âge d'homme, il jouira de tous ses biens. De même le Seigneur, en accordant dès ici-bas les grâces célestes à ses élus, leur donne déjà ces biens dont ils n'auront la pleine jouissance que dans les cieux.
XXIV. -- La volonté d'avoir de bons désirs supplée à leur absence.
Une fois son cur souffrait de ne pas se sentir un désir assez grand de louer Dieu. Une lumière surnaturelle lui apprit que Dieu se contente de la volonté d'éprouver un grand désir si l'on ne peut faire davantage; dans ce cas le désir est aussi grand aux yeux de Dieu que les souhaits de lâme. Quand le cur contient un tel désir, c'est-à-dire la volonté d'avoir un désir, Dieu trouve plus de délices à habiter en lui que nous ne pouvons goûter de joie à la vue des fleurs qui naissent au printemps.
Une autre fois elle s'était relâchée pendant quelques jours dans son attention habituelle vers Dieu à cause de ses infirmités. Quand elle eut remarqué sa négligence, elle éprouva un grand regret et résolut de confesser sa faute au Seigneur avec une humble dévotion. Cependant elle craignait d'avoir à travailler longtemps pour retrouver les douceurs de la grâce céleste; mais à l'instant même elle sentit la bonté divine s'incliner vers elle et lui dire dans un embrassement plein d'amour : « Ma fille, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi 1. » Ces paroles lui firent comprendre que si lhomme, par suite de sa fragilité, néglige de diriger son intention vers Dieu, la tendre miséricorde du Seigneur ne laisse pas de juger toutes ses actions dignes d'une récompense éternelle, pourvu que la volonté ne se détourne pas de Dieu, et que l'on se repente fréquemment de ses fautes.
A l'approche d'une fête, elle se sentit envahie par la maladie, et pria le Seigneur de lui laisser la santé jusqu'après la solennité, ou de tempérer assez la douleur pour qu'elle pût célébrer la fête ; elle se soumettait néanmoins à la divine volonté. Le Seigneur daigna lui répondre : « Par cette prière et surtout par ton adhésion à ma volonté, tu m'introduis dans un jardin où je trouve mes délices au milieu d'admirables parterres émaillés de fleurs. Mais si je t'exauce en t'accordant de prendre part à la fêle, c'est moi qui te suivrai dans le parterre de ton choix ; tandis que si je n'accède pas à la demande et que tu persévères dans la patience, c'est toi qui me suivras dans le parterre de mes préférences. En effet, je prendrai bien plus mes délices en ton âme si j'y trouve les bons désirs, même un peu atténués par ton état de souffrance, que si tu ressens une grande dévotion jointe à ta propre satisfaction. »
(1) Allusion au texte de saint Luc, XV, 3l.
XXV. -- Il faut craindre que l'usage des sens nuise en nous à la grâce.
Celle-ci demanda un jour au Seigneur par quel secret jugement il faisait goûter à certaines âmes la douceur des consolations, tandis que d'autres demeuraient dans l'aridité. Elle reçut cette instruction : Le cur de l'homme a été créé par Dieu pour contenir les délices spirituelles, comme le vase a été fait pour contenir l'eau. Si le vase plein d'eau la laisse échapper par quelques fissures, il arrivera peu à peu à se vider entièrement et demeurera sec. De même si le cur qui renferme les délices spirituelles les perd par les sens extérieurs, soit en regardant ou écoutant ce qui lui plaît, soit en suivant ses convoitises, il peut arriver qu'il laisse évaporer pour ainsi dire ces douceurs célestes et demeure tellement vide qu'il devienne incapable de trouver sa joie en Dieu. C'est ce que chacun peut expérimenter par soi-même : Lorsqu'il plaît à l'homme de regarder quelque chose ou de dire une parole dont le profit sera nul ou presque nul, s'il suit aussitôt son mouvement naturel, c'est qu'il n'apprécie pas les divines délices : il les laisse donc s'échapper comme l'eau. Si au contraire il résiste, pour plaire à Dieu, à l'impulsion des attraits sensibles, aussitôt les délices spirituelles croissent en lui à tel point qu'il peut à peine les contenir. C'est pourquoi celui qui a appris à se vaincre en ces occasions prend l'habitude de se délecter en Dieu, et ses délices sont d'autant plus grandes, qu'il les a acquises au prix d'un plus rude labeur.
Elle ressentit un jour une tristesse profonde pour une chose de peu d'importance, et pendant que le prêtre présentait l'Hostie sainte à l'adoration du peuple, elle offrit sa désolation à Dieu, en louange éternelle. Le Seigneur parut alors l'attirer à lui par cette Hostie très sainte, comme par une ouverture mystérieuse. Il la fit doucement reposer sur son sein et lui dit avec bonté : « Dans ce lieu de repos tu seras exempte de toute peine ; mais chaque fois que tu t'en éloigneras, ton cur éprouvera aussitôt cette profonde amertume qui te servira d'antidote salutaire et te ramènera vers ton Dieu.»
XXVI. -- Le Seigneur la console comme une mère console son petit enfant.
Un jour qu'elle sentait ses forces épuisées, elle dit au Seigneur : « Que deviendrai-je, ô mon Dieu ?. Que voulez-vous faire de moi? » Le Seigneur répondit : « Comme une mère console ses enfants, moi aussi je te consolerai. » Il ajouta : « As-tu vu quelquefois une mère consoler son petit enfant? » Elle se tut parce qu'elle n'avait pas ce souvenir présent à la mémoire. Le Seigneur lui rappela que, six mois auparavant, elle avait vu une mère caresser son petit enfant, et il lui fit remarquer trois choses qui n'avaient pas alors attiré son attention : Premièrement la mère demandait souvent à son petit enfant de l'embrasser, et ce petit être aux membres encore faibles et délicats, était obligé de faire effort pour s'élancer vers sa mère. Le Seigneur ajouta que l'âme devait aussi, avec un labeur continu et par le moyen de la contemplation sélever à la très suave jouissance de l'objet de son amour. En second lieu, la mère mettait à l'épreuve la volonté de l'enfant en lui disant : « Veux-tu ceci ? Veux-tu cela ? » et ne lui accordait ni une chose ni l'autre. Dieu aussi tente l'homme en lui faisant appréhender de grandes afflictions qui ne surviennent jamais. Cependant, parce que la créature s'est soumise, Dieu se montre satisfait et la juge digne d'une récompense éternelle. Troisièmement, aucune des personnes présentes, si ce n'est la mère, ne comprenait le langage de cet enfant, trop petit encore pour formuler des mots. De même Dieu seul connaît l'intention de chacun et il juge d'après cette intention, à l'inverse des hommes qui souvent ne jugent que d'après les dehors.
Une fois, le souvenir de ses péchés la jeta dans une grande confusion. Elle chercha à se cacher dans l'abîme profond de son humilité, et le Seigneur de son côté s'inclina vers elle avec tant de condescendance, que la cour céleste, dont l'admiration égalait l'étonnement, s'efforçait de le retenir : « Non, je ne puis, dit le Seigneur, m'empêcher de suivre celle qui, par les attraits puissants de son humilité, attire invinciblement l'amour de mon divin Cur. »
XXVII -- Estime de la patience.
Elle demanda un jour au Seigneur sur quel sujet il désirait qu'elle fixât son attention, et le Seigneur répondit : « Je désire que tu apprennes la patience. » Comme elle se trouvait alors, non sans motif, dans un grand trouble, elle répondit : « Comment et par quel moyen pourrai-je l'apprendre ? » Le Seigneur, la prenant dans ses bras comme un bon maître prend son jeune élève, lui enseigna par trois lettres les moyens qui devaient l'aider à pratiquer la patience. A la première lettre il lui dit : « Remarque combien le roi honore de son amitié celui qui partage ses triomphes et ses humiliations. Par conséquent, ma tendresse pour toi s'accroît lorsque tu souffres pour mon amour des mépris qui ressemblent à ceux que j'ai supportés. » A la deuxième lettre : « Admire quel respect tous les sujets témoignent à celui que le roi honore de son estime spéciale et associe à ses travaux ; comprends alors quelle gloire le ciel réserve à ta patience. » A la troisième lettre : « Songe enfin à quel point l'on peut être consolé par la tendre et délicate compassion d'un ami fidèle ; et tu pourras entrevoir avec quelle suave bonté je te consolerai dans les cieux, pour les moindres pensées qui t'affligent en cette vie. »
CHAPITRE XXXI.
PROCESSION AVEC LIMAGE DE LA CROIX.
1. Au retour d'une procession qui avait été prescrite pour obtenir un temps favorable, comme le convent rentrait dans l'église précédé de limage du Sauveur crucifié, elle comprit que le Fils de Dieu disait à son Père du haut de la croix : « Me voici, ô mon Père, revêtu de cette nature humaine que j'ai prise pour sauver la créature, et je viens, avec mon armée de fidèles, vous offrir des supplications. » Elle comprit que le Père céleste avait été aussi apaisé par ces paroles, que si on lui eût offert une satisfaction dépassant plus de cent fois tous les péchés des hommes. II lui sembla aussi que le Père éternel élevait la croix dans les airs en disant : « Hoc erit signum foederis inter me et terram : Ce sera le signe de l'alliance entre moi et la terre. » (Genèse, ix, 13.)
2. Une autre fois, le peuple était en grand émoi à cause du mauvais temps. Celle-ci et d'autres personnes ayant imploré la miséricorde de Dieu sans en rien obtenir, elle dit enfin au Seigneur : « O véritable Ami des hommes, comment pouvez-vous rester si longtemps sourd aux désirs de nos coeurs quand vous les comprenez? Malgré mon indignité, j'ai assez de confiance pour croire que j'aurais pu seule fléchir votre courroux, même au sujet de choses plus importantes. » Le Seigneur répondit : « Quy aurait-il d'étonnant à ce qu'un père laissât son fils lui demander fréquemment un écu, bien qu'il fût en son pouvoir de lui donner chaque fois cent marcs? Ne soyez donc pas surpris si je diffère en cette circonstance d'exaucer vos prières, car chaque fois que vous m'invoquez, par une courte parole ou la moindre pensée, je vous prépare dans l'éternité des biens qui surpassent infiniment la valeur de cent marcs. »
CHAPITRE XXXII
DU FRÉQUENT DÉSIR DU BIEN. -- DES RÊVES PÉNIBLES.
1. On chantait à la Messe des morts le trait : Sicut cervus 1, et à ces mots : Sitivit anima mea, celle-ci dit pour ranimer sa ferveur : « Vous êtes, ô mon Dieu, le seul vrai Bien, et mes désirs de vous posséder sont, hélas, si peu ardents ! Il est rare que je puisse dire en vérité : Sitivit anima mea ad te. » Le Seigneur répondit : « II n'est pas rare, mais très fréquent, que ton âme ait soif de moi ; car l'amour immense que j'ai du salut des hommes me force à croire que mes élus, en désirant certains biens, me désirent, moi, de qui procèdent tous les biens. Par exemple, si un homme souhaite avoir la santé, le repos, la sagesse et autres biens de même sorte, j'estime, afin d'augmenter ses mérites, que c'est moi qu'il a désiré en ces choses. Il n'y aurait d'exception que s'il s'éloignait volontairement de moi, c'est-à-dire s'il recherchait la sagesse pour en tirer vanité ou la santé pour commettre le péché. Le Seigneur ajouta : « J'ai coutume d'affliger mes bien-aimés par des infirmités corporelles, des peines spirituelles ou autres épreuves de ce genre, afin que s'ils en viennent à désirer les biens opposés à ces maux, l'amour jaloux de mon divin Cur puisse les récompenser, selon les immenses richesses de ma libéralité infinie. »
2. Une inspiration divine lui fit encore comprendre que si le Seigneur, « cujus deliciae sunt esse cum filiis hominem, dont les délices sont d'être avec les fils des hommes » (Prov., VIII, 31), ne trouve rien dans une créature qui la rende digne de sa présence, il lui envoie diverses tribulations corporelles et spirituelles, afin d'avoir occasion de résider en celte âme. Il réalise alors ces paroles de la sainte Écriture : Le Seigneur est auprès de ceux qui ont le coeur dans la tribulation (Ps. XXVII, 19). Je suis avec lui dans la tribulation (Ps. XC, 16).
3. La considération de tels excès de bonté fait surabonder d'amour et de reconnaissance la créature humaine. Elle est forcée de s'écrier avec l'Apôtre : O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables! (Rom., XI, 33.)
4. Une nuit, pendant son sommeil, il lui sembla que le Seigneur la visitait avec tant de douceur, qu'elle se trouvait rassasiée par la divine présence comme par les mets les plus délicieux. S'éveillant bientôt, elle rendit grâces à Dieu: « Pourquoi, ô mon Seigneur, dit-elle, le temps du sommeil est-il rempli pour moi de douceurs, taudis que d'autres sont tourmentés par des rêves si effrayants, qu'ils épouvantent par leurs cris ceux qui les entendent ? » Le Seigneur répondit : « Lorsque les personnes que ma providence paternelle a résolu de sanctifier par la souffrance recherchent, pendant le jour, tout ce qui peut satisfaire leur corps, et perdent ainsi des occasions de mérites, ma bonté divine leur envoie des peines pendant le sommeil, afin de leur donner quelque droit à la récompense. - Mais, ô mon Dieu, dit-elle, peuvent-elles donc retirer un mérite quelconque de ce qu'elles souffrent sans puissance d'acquiescement et presque contre leur volonté? - Oui, répondit lé Seigneur, ma bonté le permet ainsi. Les séculiers qui portent de l'or et des pierreries sont estimés riches. Quelques-uns portent des perles de verre et des bijoux de cuivre, et ils ont aussi l'air d'être riches. C'est ce qui se passe pour ces personnes. »
5. Elle apportait une fois moins de zèle et de soin à la récitation des heures canoniales, lorsqu'elle aperçut, à son côté, l'antique ennemi du genre humain qui sefforçait de l'imiter par dérision, et achevait le psaume : Mirabilia testimonia tua, etc. (Ps. CXVIII, 12) en précipitant et en supprimant les syllabes et les mots. Après avoir terminé le verset, il lui dit : « Vraiment ton Créateur, ton Sauveur, l'Ami de ton âme a bien placé ses dons en t'accordant une si grande facilité d'élocution ! Ta bouche a le talent de prononcer d'admirables discours sur n'importe quel sujet ; mais lorsque tu t'adresses à Dieu, tes paroles sortent avec une telle précipitation, que, dans un seul psaume, tu as omis tant de lettres, tant de syllabes et tant de mots ! » Elle comprit alors que si cet ennemi rusé avait compté si exactement et par le menu, les lettres et les syllabes omises dans la psalmodie, il pourrait, au moment de la mort, porter une terrible accusation contre ceux qui réciteraient habituellement les heures avec négligence et précipitation.
6. Une autre fois, comme elle filait avec activité, il lui arriva de laisser échapper de petits fils de laine ; toute son attention, d'ailleurs, était tournée vers le Seigneur, à qui elle avait offert son travail. Elle vit bientôt le démon ramasser tous ces menus fils pour témoigner contre elle ou l'accusant de négligence. Mais le Seigneur invoqué chassa l'ennemi et lui reprocha d'avoir eu l'audace d'intervenir dans une oeuvre qui avait été offerte à Dieu.
1. Ce trait (comme un cerf altéré, mon âme a soif de toi), attribué maintenant à I'office du samedi saint, se disait en divers lieux, au moyen âge, à la messe des défunts.
CHAPITRE XXXIII
COMMENT NOTRE-SEIGNEUR EST FIDÈLE A NOUS SERVIR.
Un jour qu'elle brûlait d'un amour plus ardent pour son Dieu, elle s'écria : « O mon Seigneur, si je pouvais maintenant vous prier ! » Et le Seigneur répondit : « Oui, ma reine et ma dame, tu peux maintenant me donner tes ordres, parce que je désire exaucer tes demandes avec plus de zèle que jamais serviteur n'en mit à servir sa maîtresse. » Mais elle objecta : « O très aimé Seigneur, malgré le respect que j'éprouve pour les paroles de votre condescendante bonté, permettez-moi de vous demander pourquoi vous vous montrez maintenant si disposé à exaucer votre indigne servante, taudis que souvent mes prières restent sans effet. » Le Seigneur répondit par cette comparaison : « Si la reine occupée à filer dit à son serviteur : Donnez-moi le fil qui est suspendu en arrière sur mon épaule gauche, croyant qu'il en est ainsi parce qu'elle ne peut voir derrière elle, et que le serviteur voit ce fil suspendu à droite et non à gauche; il le prend où il le trouve et le présente â sa reine, sans avoir idée, par exemple, de tirer un fil au côté gauche de la tunique afin d'obéir à la lettre. De même, moi qui suis la Sagesse insondable, si je n'exauce pas ta prière dans le sens désiré, cest que j'en dispose d'une manière plus utile, sans égard à la fragilité humaine qui t'empêche souvent de discerner ce qui est le meilleur. »
CHAPITRE XXXIV
DU PROFIT QUE LES HOMMES PEUVENT RETIRER DE L OFFRANDE
FAITE PAR LE SEIGNEUR ET LES SAINTS.
1. Celle-ci devait, un matin, recevoir le corps du Christ et gémissait de se trouver si peu préparée. Elle pria la sainte Vierge et tous les saints d'offrir pour elle au Seigneur les ferventes dispositions qu'ils apportaient durant leur vie à la réception de la grâce. De plus, elle supplia Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même d'offrir cette perfection dont il était revêtu au jour de son Ascension lorsqu'il se présenta à Dieu le Père pour être glorifié.
2. Tandis qu'elle s'efforçait, plus tard, de connaître le résultat de sa prière, le Seigneur lui dit : « Aux yeux de la cour céleste, tu apparais déjà revêtue de ces mérites que tu as désirés. » Il ajouta : « Aurais-tu donc tant de peine à croire que moi, qui suis le Dieu bon et tout-puissant, j'ai le pouvoir d'accomplir ce que peut faire le premier venu ? En effet, celui qui veut honorer un ami le couvre de son propre vêtement ou d'un costume semblable, afin que cet ami se montre en public aussi richement habillé que lui. »
3. Mais celle-ci se souvint qu'elle avait promis à plusieurs personnes de communier ce jour-là à leur intention, et pria Dieu de leur accorder le fruit de ce sacrement. Elle reçut cette réponse : « Je leur donne la grâce réclamée, mais elles garderont la liberté de s'en servir à leur gré.»
4. Comme elle demandait ensuite de quelle manière il voulait que ces âmes cherchassent à en tirer profit, le Seigneur ajouta : « Elles peuvent se tourner vers moi à toute heure, avec un cur pur et une parfaite volonté ; et lorsque avec leurs larmes et leurs gémissements elles auront imploré ma grâce, elles apparaîtront aussitôt revêtues de cette parure céleste que tu leur as obtenue par les prières. »
CHAPITRE XXXV
EFFETS PRODUITS PAR LA SAINTE COMMUNION.
Elle exprima à Dieu le désir de recevoir, comme dernière nourriture, à l'heure de la mort, le sacrement vivifiant du corps du Christ ; mais une lumière intérieure lui fit comprendre que cette demande nétait pas pour le plus grand bien de son âme. En vérité, l'effet de ce sacrement ne peut être diminué par la nécessité de soigner notre corps, et surtout par l'alimentation légère que le malade prend avec répugnance, dans l'unique but de soutenir sa vie pour la gloire de Dieu. Si, en vertu de lunion que la sainte Eucharistie établit entre Dieu et l'homme, tous les biens de ce dernier prennent une plus grande valeur, combien davantage, à lheure de la mort et après la réception du corps du Christ, tous les actes accomplis dans une intention pure seront-ils méritoires! Souffrir avec patience, manger ou boire, tout cela mettra le comble aux mérites éternels de l'âme, en vertu de cette union incomparable contractée avec Dieu dans le Sacrement de vie.
CHAPITRE XXXVI
DES AVANTAGES DE LA COMMUNION FRÉQUENTE,
Un matin, avant de recevoir la communion, elle dit : « O Seigneur, quel don allez-vous maccorder ? Le Seigneur répondit : « Le don de tout mon être avec ma vertu divine, et tel que jadis la Vierge ma Mère le reçut ». Elle reprit : « Puisque dans la sainte communion vous vous livrez toujours tout entier, quaurai-je de plus que les personnes qui vous ont reçu hier avec moi, et ne s'approchent pas aujourd'hui de vos saints mystères? » Le Seigneur répondit : « Chez les anciens, tu sais que le second consulat honorait un homme plus que le premier ; comment alors l'âme plus souvent unie à moi sur la terre n'obtiendrait-elle pas au ciel une gloire supérieure? » Elle se prit à soupirer : « Ah! dit-elle, les prêtres jouiront dune gloire bien plus grande que la nôtre, eux qui, en raison de leur ministère, communient tous les jours ! - Certainement, reprit le Seigneur, une gloire éclatante est réservée à ceux qui me reçoivent dignement. Mais il ne faut pas confondre l'amour d'une âme qui communie avec la gloire dont est revêtu celui qui célèbre les mystères. Aussi les récompenses sont diverses : autre pour le cur brûlant d'amour et de désirs ; autre pour celui qui me reçoit avec crainte et révérence; autre encore pour ceux qu'une longue et fervente préparation dispose à se nourrir de ma chair sacrée; mais aucune de ces trois n'est réservée au prêtre qui célébrerait les divins mystères avec froideur et par routine. »
CHAPITRE XXXVII
COMMENT LE SEIGNEUR CORRIGE LES FAUTES DE L' ÂME AIMANTE.
1. Un jour où I'on fêtait la bienheureuse Vierge Marie, après avoir reçu des faveurs spéciales et vraiment admirables, celle-ci, revenue à elle-même, considérait avec tristesse son ingratitude et sa négligence. Il lui semblait qu'elle n'avait pas rendu des hommages suffisants à la Mère de Dieu et aux autres saints ; et cependant en retour des grâces merveilleuses qui lui étaient faites, elle aurait dû leur offrir de magnifiques louanges. Le Seigneur voulut la consoler. Il s'adressa à la bienheureuse Vierge et aux saints : « N'ai-je pas suffisamment réparé les négligences de mon Épouse à votre égard, dit-il, lorsque je me suis communiqué à elle en votre présence dans les délices de ma divinité ? - En vérité, la satisfaction que nous avons reçue a été surabondante. » Le Seigneur se tourna avec tendresse vers son Épouse : Est-ce que cette réparation te suffira à toi aussi? - O Dieu plein de bonté, répondit-elle, oui certes je serais pleinement heureuse, si une pensée ne venait troubler ma joie : je connais ma faiblesse, j'entrevois qu'après avoir obtenu le pardon de mes anciennes négligences je pourrai en commettre de nouvelles. » Le Seigneur répondit : « Je me donnerai à toi d'une manière si complète, que je réparerai non seulement les péchés de ta vie passée. mais aussi ceux qui, dans l'avenir, pourraient souiller ton âme. Aie soin toutefois, après avoir reçu le sacrement de mon corps, de te garder dans une pureté parfaite. » Mais elle objecta : « Hélas ! Seigneur, je crains de ne pas bien remplir cette condition. C'est pourquoi je vous prie, ô le meilleur des maître, de menseigner à effacer sans retard les souillures que j'aurai contractées. - Ne souffre pas, répondit le Seigneur, qu'elles demeurent un instant sur ton âme ; mais dès que ta auras commis une imperfection, invoque-moi par ce verset : Miserere mei Deus ou cette prière : O Christ Jésus, ô mon unique salut, donnez-moi, par votre mort très salutaire, Ie pardon de tous mes péchés. »
2. Elle reçut ensuite le corps du Seigneur, et son âme lui parut semblable à un cristal très pur et plus brillante que la neige. La divinité du Christ qu'elle venait de recevoir paraissait en cette âme comme un or très pur qui resplendit à travers le cristal. Elle y produisait des opérations si merveilleuses et si douces que la très adorable Trinité et tous les saints ressentirent à cette vue d'ineffables délices. Celle-ci expérimenta alors la vérité de cette parole : que tout ce qui a été perdu spirituellement peut se recouvrer par une digne réception du corps du Christ. Cette opération de la Divinité paraissait en effet si excellente, que toute la cour céleste sembla attester qu'elle prenait ses délices à regarder l'âme en qui Dieu opérait de si grandes choses. Quant à ce qui a été dit plus haut, que le Seigneur lui promit d'effacer même ses fautes à venir, il faut l'entendre de la sorte : de même qu'au travers d'un prisme de cristal on peut voir également dun côté ou de l'autre ce que le cristal renferme, ainsi l'opération divine saccomplissait dans lâme de celle-ci, soit qu'elle fût attentive et fidèle dans la pratique des bonnes oeuvres, soit que la fragilité humaine détournât son attention. Mais pour que 1a merveilleuse et très salutaire opération pût s'accomplir, il fallait toujours que l'âme ne fût pas obscurcie par le nuage du péché.
CHAPITRE XXXVIII.
DE LEFFET DU REGARD DIVIN.
1. Sa grande dévotion entretenait chez elle un désir ardent de recevoir le corps du Seigneur. Une fois quelle sy était préparée avec plus de ferveur encore durant plusieurs jours, elle éprouva dans la nuit du dimanche un tel affaiblissement quil lui parut impossible de communier. EIIe voulait selon son habitude, consulter le Seigneur afin de connaître son bon plaisir. Il lui répondit : « L'époux qui s'est rassasié de mets divers trouve plus de charmes à demeurer avec son épouse dans 1e secret de 1a chambre nuptiale, quà rester assis à table auprès d'elle. De même, je serai satisfait qu'aujourd'hui, par discrétion, tu omettes de recevoir la sainte communion. - Mais, ô mon très aimant Seigneur, dit-elle, comment daignez-vous affirmer que vous avez été pleinement rassasié ? » Le Seigneur répondit : « Le recueillement de tes sens, la sobriété de tes paroles, les brûlants désirs et les ferventes prières par lesquelles ton âme était préparée à la réception de mon corps et de mon sang. mont nourri comme autant de mets délicieux. »
2. Malgré son extrême faiblesse, elle assista à la messe avec le désir de communier au moins spirituellement. Or il arriva qu'un prêtre revint de la campagne où il était allé porter le saint viatique à un malade. Celle-ci en fut avertie par 1e son de la cloche, et tout enflammée de désirs elle s'écria : « Que je vous recevrais avec bonheur, au moins spirituellement, ô vraie Vie de mon âme, si javais un peu de temps pour me préparer ! » Le Seigneur répondit : « Le regard de ma divine Bonté te préparera convenablement. » II daigna alors arrêter sur cette âme la flamme de son divin regard, flamme plus chaude et plus brillante que les rayons du soleil et dit : « Firmabo super te oculos meos : Je tiendrai mes yeux arrêtés sur vous ».(Ps. XXXI, 8.) A ces mots elle comprit le triple effet quà l'instar des rayons du soleil 1e regard divin peut opérer dans une âme, et 1e triple moyen de se préparer à le recevoir :
Premièrement, le regard divin purifie l'âme, lui enlève toute tache et la rend plus blanche que la neige ; c'est lhumble connaissance des défauts qui produit ce résultat.
Secondement, Ie regard de la divine Bonté assouplit lâme et la dispose à recevoir les dons spirituels, à la façon de la cire qui samollit sous les rayons du soleil et devient propre à recevoir une empreinte : cet effet s'obtient par une parfaite bonne volonté.
Troisièmement, le regard le Dieu féconde l'âme, qui produit alors les fleurs des vertus, comme 1a terre nous donne ses fruits variés et savoureux, lorsqu'elle a été réchauffée par les rayons vivifiants de l'astre du jour : on atteint ce but par un abandon complet à la miséricorde du Seigneur, une foi très ferme en la bonté divine qui fait tout concourir à notre bien, l'adversité comme la prospérité.
3. Ensuite, comme le convent communiait aux deux messes 1, le Seigneur, dans son ineffable tendresse, parut distribuer le pain sacré aux surs, tandis que le prêtre marquait seulement chaque hostie du signe de la croix. Or il arriva qu'en donnant chacune de ces hosties, le Seigneur semblait accorder à celle-ci une puissante bénédiction. Elle fut remplie d'étonnement : « O Seigneur, dit-elle, vous me comblez de faveurs si abondantes! Est-il possible que les autres en vous recevant sacramentellement aient obtenu plus de richesses ? » Le Seigneur répondit : « Celui qui se pare de beaux ornements et de pierres précieuses est-il plus riche en réalité qu'un autre dont les trésors sont demeurés cachés? » Ces paroles du Seigneur donnaient à entendre que la créature, par la communion sacramentelle, obtient une grâce de salut dont le corps et l'âme ressentent les effets puissants ; mais celle qui, avec une très pure intention de glorifier Dieu, s'abstient de recevoir la sainte communion par obéissance, par discrétion et tout en désirant avec ardeur communier spirituellement; celle-là mérite les bénédictions données aujourd'hui à cette âme par la bonté divine, c'est-à-dire des fruits de grâce beaucoup plus abondants. Remarquons cependant que l'ordre et le secret de cette conduite demeurent cachés à l'intelligence humaine.
1. Une partie de la communauté recevait la sainte communion à une première messe, et l'autre partie à la seconde.
CHAPITRE XXXIX
COMBIEN EST UTILE LE SOUVENIR DE LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.
1. En considérant un jour sa propre indignité, celle-ci perdit si bien confiance en ses propres mérites, qu'elle s'arrêta dans sa voie spirituelle vers Dieu. Alors le Seigneur s'inclina vers elle dans sa bonté miséricordieuse et lui dit : « D'après l'étiquette qui règle les devoirs des époux, il convient que le roi se hâte d'aller rendre visite à la reine dans les stations où elle se repose. » Par ces paroles, elle comprit que Dieu se regarde comme obligé envers l'âme qui médite avec amour sa douloureuse Passion, comme le roi qui a des devoirs à remplir à l'égard de la reine en vertu du mariage qui les unit.
2. Elle reconnut alors avoir mérité la très aimable visite du Seigneur, parce qu'elle s'était appliquée à méditer sa sainte Passion en la sixième. férie, et comprit aussi que toute âme, si tiède qu'elle soit dans la dévotion, obtiendrait cependant la bienveillance divine si elle gardait mémoire assidue de la Passion.
CHAPITRE XL
COMMENT LE FILS DE DIEU APAISE SON PÈRE.
Une fois elle essaya de rechercher, parmi les lumières spéciales que la bonté divine lui avait accordées, celle qu'il serait le plus utile de manifester aux hommes pour leur profit spirituel. Le Seigneur, entrant aussitôt dans ses vues et ses désirs, lui dit : « Les hommes trouveront un grand avantage à se souvenir que moi, le Fils de la Vierge, je me tiens sans cesse devant Dieu le Père afin de plaider la cause du genre humain. S'ils viennent à souiller leur cur par suite de la fragilité humaine, j'offre mon Cur sacré en réparation à Dieu le Père. S'ils pèchent par la bouche, j'offre ma bouche très innocente. S'ils offensent Dieu par leurs oeuvres, je présente mes mains transpercées pour eux. Ainsi, quelle que soit leur faute, toujours par mon innocence j'apaise le Père tout-puissant afin que les curs touchés de repentir obtiennent facilement miséricorde. Aussi je voudrais que les âmes, après avoir reçu si aisément le pardon désiré, m'en rendissent de vives actions de grâces.
CHAPITRE XLI
D'UN REGARD PIEUX PORTÉ SUR LE CRUCIFIX.
1. Un vendredi soir, tandis qu'elle regardait l'image du Dieu crucifié, son cur fut pénétré de douleur et d'amour. Elle dit au Seigneur : « O très doux et très aimé Seigneur, combien vous avez souffert en ce jour pour mon salut ! Et moi, infidèle que je suis, j'ai été occupée d'autres choses, et j'ai laissé s'écouler les heures sans me souvenir que vous avez supporté pour moi tant de supplices, ô mon Salut éternel ; que vous enfin, vraie vie qui vivifiez tonte chose, avez daigné mourir pour vous assurer mon amour ! » Le Seigneur lui répondit du haut de la croix: « J'ai suppléé à ta négligence, car à tout moment je réunissais dans mon cur les sentiments que le tien aurait dû produire, et bientôt mon Cur sacré en fut tellement rempli que j'attendais avec un ardent désir l'heure où tu m'adresserais la prière que tu viens de faire. Maintenant j'offre cette prière à Dieu le Père, l'unissant aux sentiments que j'ai eus aujourd'hui en ton nom, car si tu n'avais pas tourné ton intention vers moi, tu n'aurais pas ressenti ces effets de salut. » Reconnaissons ici l'amour de Dieu pour les hommes: aussitôt que l'âme négligente a formulé une seule pensée de regret, il offre satisfaction pour elle à Dieu le Père, et, avec une plénitude que nous ne pouvons comprendre, il répare tous ses manquements. Aussi est-ce à bon droit que les hommes bénissent cette infinie miséricorde.
2. Une autre fois. comme elle contemplait avec dévotion l'image du Christ en croix, elle comprit que l'âme, en regardant avec amour le Seigneur crucifié, mérite que Dieu tourne ses yeux vers elle avec une grande bonté. Sous l'influence de ce regard, elle devient comparable à un brillant miroir; par un effet de l'amour divin elle reflète l'image admirable qu'elle a contemple, cette vue réjouit grandement la cour céleste. De plus, chaque fois qu'une personne accomplit cet acte avec amour et respect, elle en recueille pour le ciel une gloire éternelle.
3. Elle reçut aussi cet enseignement : quand un homme regarde le crucifix, il doit penser en son cur que le Seigneur Jésus lui dit avec bonté : « Voici que par amour pour toi j'ai été attaché à la croix, nu et méprisé, après avoir supporté une dure flagellation et la dislocation de mes membres. Mon cur est tellement épris d'amour, que si cela était indispensable pour ton salut, je voudrais supporter pour toi seul les inexprimables douleurs que j'ai souffertes pour le monde entier. » Que de telles pensées excitent les curs à la reconnaissance, car il n'arrive jamais sans une grâce de Dieu qu'un crucifix se présente à nos regards. La contemplation du signe auguste de notre salut apporte toujours un grand profit ; aussi, bien coupable serait le chrétien ingrat s'il négligeait de vénérer Celui qui s'est offert comme le prix inestimable de son rachat.
4. Une autre fois, elle avait l'esprit occupé de la Passion du Seigneur et elle comprit que les prières ou méditations ayant trait à ce mystère rapportent beaucoup plus de fruits que les autres exercices. En effet, s'il est impossible de toucher la farine sans en garder quelque trace, ainsi l'âme ne peut méditer la Passion du Seigneur, même avec très peu de dévotion, sans en retirer un certain profit. Et même si une personne se contente de lire quelque chose ayant trait à la Passion, elle procure au moins à son âme une aptitude à recevoir le fruit de cette même Passion. Car l'intention d'une personne qui pense souvent à la Passion du Christ est plus fructueuse que les plus nombreuses intentions d'une autre qui ne s'en occupe jamais. Efforçons-nous donc d'entretenir dans notre esprit ce souvenir sacré, afin qu'il nous devienne un rayon de miel à la bouche, une mélodie à l'oreille, une allégresse au cur.
CHAPITRE XLII
DU FAISCEAU OU BOUQUET DL MYRRHE.
1. Auprès de son lit il y avait un Crucifix. Une nuit, comme cette image était penchée vers elle et sur le point de tomber, elle la releva en disant avec tendresse : « O très doux Jésus, pourquoi vous inclinez-vous ainsi? » Il répondit aussitôt : « L'amour de mon divin cur m'attire vers toi. » Alors elle prit en mains la sainte image, la serra doucement contre son cur, la couvrit de caresses et de baisers et s'écria : « Fasciculus myrrhae dilectus meus mihi : Mon bien-aimé est pour moi un faisceau de myrrhe. » (Cant. I, 12.) Et le Seigneur achevant la parole en son nom ajouta : « Inter haec ubera mea commorabitur: Il demeurera sur mon sein. » (Ibid ) I1 lui enseignait en ce moment que l'homme doit envelopper dans la très sainte Passion du Seigneur toutes ses peines et ses adversités, comme on introduirait une petite branche de fleurs au milieu d'un faisceau de myrrhe : si le nombre et l'intensité de ses maux le portent à l'impatience, il doit se rappeler la douceur admirable du Fils de Dieu qui, semblable à un doux agneau, se laissa prendre et immoler pour notre salut sans proférer une seule plainte. Si l'homme trouve l'occasion de se venger du mal qu'on lui a fait, qu'il se souvienne avec quelle douceur le Dieu très aimant ne rendit jamais le mal pour le mal, et ne se vengea par aucune parole. Au contraire, en retour des maux qu'il a endurés, il racheta par ses souffrances et par sa mort ceux qui l'avaient persécuté jusqu'à le faire mourir. Enfin, si l'homme ressent de la haine contre ses ennemis, qu'il se souvienne de l'excessive mansuétude avec laquelle le très aimant Fils de Dieu, au milieu même des douleurs indicibles de sa Passion et des angoisses de sa mort a prié pour ceux qui le crucifiaient, disant : « Pater, ignosce illis, etc. Père, pardonnez leur ». S'unissant à cet amour, qu'il prie à son tour pour ses ennemis.
2. Le Seigneur ajouta : « Si quelqu'un enveloppe et cache pour ainsi dire toutes ses peines dans le faisceau de myrrhe de mes douleurs, et se fortifie par les exemples de ma Passion en cherchant à les imiter, c'est celui-là qui vraiment inter ubera mea commorabitur. Je lui donnerai par un amour spécial, pour augmenter ses richesses, tout ce que j'ai mérité par ma patience et par mes autres vertus. »
3. Elle dit alors : « Comment recevez-vous, Seigneur, l'amour que certains portent à l'image de votre croix? - Je l'accepte avec reconnaissance, répondit le Seigneur : cependant ceux qui vénèrent mon image sans imiter les exemples de ma Passion ressemblent à une mère qui donnerait à sa fille des vêtements de son choix à elle, ne tenant aucun compte des goûts de son enfant et lui faisant même essuyer parfois de durs refus. Tant que la fille n'obtient pas l'objet de ses désirs, elle ne peut savoir gré des dépenses faites pour elle, car elle est sûre que sa mère lui impose ces parures pour satisfaire sa propre vanité et nullement par tendresse. De même tous les témoignages d'amour, d'honneur et de respect rendus à l'image de ma croix, ne peuvent me donner une satisfaction complète, si l'on ne cherche en même temps à imiter les exemples de ma Passion. »
CHAPITRE XLIII
D'UNE IMAGE DU CRUCIFIX.
Elle désirait ardemment posséder une croix pour la vénérer souvent avec amour. Mais elle modérait ce désir, dans la crainte que cet exercice trop assidu ne l'empêchât de jouir des grâces intérieures dont Dieu la comblait. Le Seigneur lui dit alors : « Ne crains pas, ô ma bien-aimée ; puisque je suis en cette dévotion le seul objet de tes pensées, elle ne pourra. mettre obstacle aux joies spirituelles que je te donne. J'avoue de plus qu'il m'est très agréable de voir l'image de mon supplice entourée d'amour et de respect. Un roi qui ne peut demeurer toujours auprès de son épouse tendrement chérie, laisse parfois en sa place celui de ses parents qu'il aime le plus. Cependant il tient pour fait à lui-même l'amitié et la tendresse que son épouse peut témoigner à cet ami parce qu'il sait qu'elle n'agit point par une affection illicite pour un étranger, mais bien par un chaste amour pour son époux. De même je trouve mes délices dans les honneurs rendus à ma croix, parce qu'ils sont une preuve d'amour pour moi. Toutefois il ne faut pas se contenter de posséder une croix : cette croix doit rendre plus vif le souvenir de l'amour et de la fidélité qui m'ont fait supporter les amertumes de ma Passion ; car il ne faut pas songer plus à la satisfaction d'un attrait personnel qu'à l'imitation des exemples de ma Passion. »
CHAPITRE XLIV
COMMENT LA SUAVITÉ DIVINE ATTIRE LÂME.
1. Une nuit où elle s'occupait dévotement de la Passion, et se laissait entraîner comme sans aucun frein dans un abîme de désirs, elle sentit son Cur tout brûlant à la suite de ces saintes ardeurs et dit au Seigneur : « O mon très doux amant, si les hommes savaient ce que j'éprouve, ils diraient que je dois modérer une telle ferveur, afin de retrouver ma santé. Mais vous qui pénétrez dans l'intime de mon être, vous savez bien que tout l'effort de mes puissances et de mes sens, ne pourrait faire résister mon âme au très doux ébranlement que lui cause votre visite. » Le Seigneur répondit : « Qui donc, à moins d'être insensé, ignore que la douceur infiniment puissante de ma divinité surpasse d'une manière incompréhensible toute délectation humaine et charnelle ? Toutes les consolations terrestres auprès des consolations célestes sont comme une goutte de rosée comparée à l'immense étendue des mers. Les hommes se laissent tellement entraîner par l'attrait des plaisirs sensibles, qu'ils mettent parfois en péril non seulement la santé de leur corps, mais aussi le salut éternel de leur âme. A plus forte raison, un cur tout pénétré de la suavité divine se trouve dans l'impossibilité de réprimer la ferveur d'un amour qu'il sait devoir lui procurer une félicité éternelle. »
2. Elle objecta : « Les hommes diraient peut-être qu'ayant fait profession dans l'ordre cénobitique, je dois modérer ma dévotion, afin de pouvoir pratiquer la règle dans toute sa rigueur. » Le Seigneur daigna l'instruire par cette comparaison : « Si l'on plaçait devant la table du roi divers chambellans prêts à le servir avec zèle et respect, et que le roi fatigué ou affaibli par l'âge désirât avoir près de lui un de ces serviteurs pour s'appuyer sur lui, ne serait-ce pas malséant que ce chambellan laissât tomber son maître, en se levant tout à coup, sous prétexte qu'il a été préposé au service de la table ? De même, il serait déplorable qu'une âme appelée gratuitement aux délices de la contemplation voulût s'y soustraire pour suivre en toute sa rigueur la règle de son Ordre. Je suis le créateur et le réformateur de l'univers et je me complais infiniment plus dans une âme aimante que dans n'importe quel exercice ou travail corporel qui peut être accompli parfois sans amour ni pureté d'intention. » Le Seigneur ajouta encore : « Si quelqu'un n'est pas en toute certitude attiré par mon Esprit au repos de la contemplation, et que dans l'effort qu'il fait pour y atteindre il néglige la règle, il ressemble au serviteur qui veut s'asseoir à la table du roi, tandis qu'il n'est appelé qu'à se tenir debout, prêt à accomplir ses ordres. Et comme un chambellan qui s'assied à la table du maître sans y être invité, ne reçoit aucun honneur, mais s'attire le mépris ; de même celui qui néglige la règle de son Ordre, et veut arriver par son propre effort à la contemplation divine (faveur que nul le petit obtenir sans grâce spéciale), celui-là trouve plus de détriment que de profit ; car d'un côté il ne fait aucun progrès dans la contemplation, et de l'autre il accomplit son devoir avec tiédeur. Quant au religieux qui recherche les jouissances extérieures et néglige l'observance de sa règle sans nécessité et pour son seul bien-être, il agit comme un serviteur qui, appelé pour servir à la table royale, s'en irait, comme le dernier des valets, se salir à nettoyer les écuries.
CHAPITRE XLV
COMMENT LE SEIGNEUR ACCEPTA UN HOMMAGE RENDU AU CRUCIFIX.
1. Un vendredi, après avoir passé toute la nuit en prières et en désirs ardents, elle se souvint d'avoir enlevé jadis les clous de l'image du Crucifix pour les remplacer par de petits boutons de girofle parfumés et elle dit au Seigneur : « O mon Bien-Aimé, qu'avez-vous donc pensé, lorsque, par tendresse, j'ai enlevé les clous des douces blessures de vos pieds et de vos mains afin de les remplacer par ces petits boutons parfumés? » Le Seigneur lui répondit : « Cette marque d'amour m'a été si agréable, que j'ai répandu sur les blessures de tes péchés le baume précieux de ma divinité ; les saints puiseront des délices éternelles à la vue de ces blessures; sources d'une liqueur de si grand prix. - Mon Seigneur, reprit-elle, accorderiez-vous la même faveur à tous ceux qui vous honoreraient de cette manière? - Non pas à tous, dit le Seigneur, mais seulement à ceux qui le feraient avec le même amour ; cependant la récompense serait encore large pour des âmes dont la dévotion et la ferveur n'égaleraient pas la tienne. »
A ces douces paroles, elle saisit le Crucifix, le couvrit de tendres baisers, et le pressant sur son cur, lui prodigua toutes les marques de son amour. Mais bientôt elle sentit ses forces défaillir par suite de cette veille prolongée, et déposant son Crucifix : « Je vous salue, mon Bien-Aimé, dit-elle, et vous souhaite bonne nuit. Permettez-moi de dormir pour retrouver les forces que j'ai perdues dans nos doux entretiens. » Après avoir dit ces mots elle se détourna de l'image du Crucifix afin de se reposer. Pendant ce repos, le Seigneur ayant détaché son bras droit de la croix, le mit autour qu cou de son épouse, comme s'il voulait lui donner le baiser d'amour. Puis appliquant sa bouche sacrée à l'oreille de celle-ci, il murmura doucement : « Ecoute, ô ma bien-aimée, je vais te faire entendre encore un chant d'amour. » Et sur la mélodie de l'hymne : Rex Christe, factor omnium 1, il lui chanta cette strophe, de sa voix la plus douce :
« Amor meus continuus,
Tibi Ianguor assiduus ;
Amor tuas suavissimus,
Mihi sapor gratissimus.
Mon amour incessant
Eternise sa langueur ;
Ton amour ravissant
M'offre la plus douce saveur. »
2. Lorsqu'il eut fini : « Maintenant, dit-il, au lieu du Kyrie eleison qui se chante après chaque strophe, demande-moi les grâces que tu désires. » Elle exposa alors ses désirs au Seigneur et fut pleinement exaucée. Ensuite le Seigneur Jésus chanta de nouveau la même strophe, invita encore son épouse à prier, et ils redirent plusieurs fois ces mêmes paroles alternativement, en sorte que le Seigneur ne lui permit pas de dormir, jusqu'à ce que, ses forces étant presque épuisées, il devint nécessaire de les réparer. Elle se livra donc un moment au sommeil jusqu'au lever du jour. Pendant ce temps le Seigneur Jésus, qui ne s'éloigne jamais de ceux qui l'aiment, lui apparut en songe et la réchauffa doucement sur son sein. I1 semblait préparer dans la blessure de son sacré côté un mets délicieux, et de sa propre main le porter par bouchées aux lèvres de son épouse afin de renouveler sa vigueur. Aussi s'éveilla-t-elle complètement reposée. Elle se sentit donc en possession de ses forces, et rendit ait Seigneur de dévotes actions de grâces.
1. Hymne qui était chantée à la fin des Laudes avec Kyrie eleison, les trois jours avant Pâques. (Voir Livre IV, chap. XXV.)
CHAPITRE XLVI
DES SEPT HEURES DE L'OFFICE DE LA BIENHEUREUSE VIERGE.
1. Tandis qu'elle veillait une nuit pour méditer sur la Passion du Seigneur, elle éprouva une si grande fatigue qu'avant même de réciter Matines, elle sentit ses forces défaillir et dit au Seigneur : « Ah ! mon Seigneur, puisque vous voyez que la faiblesse de ma nature réclame impérieusement le repos, dites-moi quel hommage ou quel tribut d'honneur je puis offrir à votre bienheureuse Mère, en compensation des heures que j'aurais dû réciter à sa louange. Loue-moi, répondit le Seigneur, par la douce harmonie de mon Cur, pour l'innocence de sa virginité parfaite : Vierge elle m'a conçu, Vierge elle m'a enfanté, Vierge elle est demeurée après l'enfantement. Elle m'a imité moi, l'innocence même, qui me suis laissé arrêter à l'heure de Matines pour la rédemption du monde, et fus ensuite lié, souffleté, frappé sans pitié, accablé d'outrages et d'opprobres. » Or, pendant que celle-ci louait le Seigneur comme il le lui avait demandé, elle le vit présenter son Cur divin en forme d'une coupe d'or à la Vierge-Mère. La Vierge but à longs traits ce breuvage plus doux que le miel, et partit comme enivrée, après que cette liqueur eut pénétré son être tout entier. Celle-ci dit alors à la Vierge-Mère : « Je vous loue et vous salue, Mère de toute félicité, très digne sanctuaire du Saint-Esprit, par le très doux Cur de Jésus-Christ, Fils de Dieu le Père et votre très aimant Fils. Je vous prie de nous aider dans tous nos besoins et à l'heure de notre mort, ainsi soit-il 1. » Elle comprit que si quelqu'un louait le Seigneur comme il vient d'être dit en ajoutant le verset : « Je vous loue et je vous salue, Mère de toute félicité, » etc., pour glorifier la bienheureuse Vierge, il semblerait présenter chaque fois à la Mère de Dieu le Cur de son très aimant Fils, et la faire boire à cette coupe divine. La royale Vierge accepterait volontiers cette offrande et la récompenserait selon toute la libéralité de sa maternelle tendresse.
2. Le Seigneur ajouta : « Loue-moi à l'heure de Prime par mon Cur très doux pour cette tranquille humilité par laquelle la Vierge sans tache se disposait à me recevoir comme Fils : elle pratiquait l'humilité que j'ai montrée pour la rédemption du genre humain lorsque, moi, le juge des vivants et des morts, j'ai daigné comparaître devant un païen pour entendre mon jugement.»
3. « A l'heure de Tierce, loue-moi pour ce désir fervent par lequel ma Mère m'attira du sein de Dieu le Père en son sein virginal : elle imitait ainsi l'ardent désir que j'éprouvais du salut du monde, lorsque, déchiré de coups et couronné d'épines, j'ai daigné, à la troisième heure, porter avec patience et douceur sur mes épaules fatiguées et sanglantes cette croix ignominieuse. »
4. « A l'heure de Sexte, loue-moi pour cette très ferme espérance par laquelle la Vierge céleste désirait sans cesse ma gloire avec une parfaite bonne volonté et une intention toujours pure : elle m'imitait lorsque, suspendu à l'arbre de la croix, je désirais de toutes mes forces le salut du genre humain, au milieu des amertumes et des angoisses de la mort. Cet ardent désir me forçait à crier : J'ai soif ! J'avais en effet soif du salut des hommes à tel point que j'aurais souffert des tourments plus amers et plus durs encore : car j'étais prêt à porter volontiers toute douleur pour racheter les hommes.»
5. « A l'heure de None, loue-moi pour l'amour réciproque de mon Cur divin et de la Vierge sans tache, amour qui a uni inséparablement l'excellence de la divinité à la faiblesse de l'humanité dans le sein de la Vierge. Ma Mère m'a imité, moi la vie des vivants, lorsque je mourus sur la croix d'une mort très amère à l'heure de None, à cause de mon amour infini pour le salut des hommes. »
6. « A l'heure de Vêpres, loue-moi pour cette foi inébranlable que la bienheureuse Vierge a seule montrée au moment de ma mort. Les apôtres s'éloignaient, tous désespéraient, elle demeura ferme et constante dans la foi : elle imitait la fidélité que j'ai montrée lorsque, ayant été descendu de la croix, après ma mort, j'allai chercher l'homme jusqu'au fond des enfers, doù je l'arrachai par la très puissante main de ma miséricorde pour l'élever aux joies ut paradis. »
7. A l'heure de Complies, loue-moi pour cette persévérance admirable avec laquelle ma très douce Mère a gardé la constance dans le bien et la vertu jusqu'à la fin de sa vie : elle a imité la perfection avec laquelle j'ai accompli luvre de la Rédemption, car après avoir obtenu par une mort cruelle le complet rachat de l'homme , j'ai néanmoins voulu que mon corps incorruptible fût enseveli « suivant la Coutume 2 », afin de montrer qu'il n'était rien de vil et de méprisable que je n'acceptasse pour le salut de l'homme. »
1. Livre de la Grâce spéciale, Livre I, chap. II
2. Sicut mos est Judaeis sepelire. (Jean. XIX, 40.)
CHAPITRE XLVII
MANIFESTATION DE L'AMITIÉ DU SEIGNEUR
1. Les relations avec les créatures lui étaient fort à charge, parce que l'âme qui aime vraiment Dieu ne rencontre en dehors de lui qu'ennui et souffrance. Aussi lui arrivait-il très souvent, dans la ferveur de son esprit, de se lever tout à coup et de se rendre au lieu de la prière en disant : « O mon Seigneur, je ne trouve qu'amertume dans les créatures, je ne veux plus avoir d'entretien et de commerce qu'avec vous. Souffrez que je me détourne d'elles pour m'occuper de vous, ô mon unique bien, ô joie souveraine de mon coeur et de mon âme. » Ensuite, baisant cinq fois les cinq plaies vermeilles du Seigneur, elle disait autant de fois ce verset : « Je vous salue, ô Jésus, Époux plein de charmes : je vous embrasse avec les délices de votre divinité, avec l'amour de tout l'univers, et je dépose mon ardent baiser sur la plaie de votre amour. » A ces paroles prononcées sur chacune des plaies chi Seigneur, il lui semblait voir l'ennui s'évanouir, elle se réconfortait dans les charmes de sa tendre dévotion.
2. Elle demanda un jour au Seigneur si cet exercice lui était agréable, car elle n'y employait souvent que quelques instants. Le Seigneur répondit : « Chaque fois que tu te tourneras vers moi de cette manière, tu seras à mes yeux comme un ami qui offre à son ami l'hospitalité pour un jour, et s'efforce de lui témoigner toutes sortes d'amitiés par ses actes et ses paroles, car il veut lui prouver sa joie par ses attentions et ses délicatesses. De même qu'un hôte si bien accueilli songerait souvent à ce qu'il pourrait faire lorsque son ami viendrait le visiter à son tour, ainsi mon Coeur pense avec amour aux récompenses que je te prépare dans la vie éternelle pour les tendresses que tu m'auras témoignées sur la terre : je te les rendrai au centuple selon la royale libéralité de ma toute-puissance, de ma sagesse et de ma bonté. »
CHAPITRE XLVIII
DE L'EFFET DE LA COMPONCTION.
1. Le convent craignait un jour l'approche d'ennemis que l'on disait fortement armés 1. Dans une telle extrémité il décida de réciter le psautier en disant à la fin de chaque psaume le verset : O Lux beatissima, avec l'antienne : Veni sancte Spiritus. Celle-ci pria avec dévotion comme les autres soeurs et comprit que par cette prière, faite sous l'action du Saint-Esprit, le Seigneur touchait quelques-unes de componction. II voulait qu'après avoir reconnu leurs propres négligences, elles en conçussent du regret avec un ferme propos de s'amender et d'éviter le plus possible de pécher à l'avenir.
2. Tandis que ses soeurs éprouvaient ce mouvement de componction, celle-ci vit comme une vapeur qui s'élevait de leurs coeurs touchés par l'Esprit divin. Cette vapeur répandue par tout le monastère et les lieux circonvoisins, chassait au loin tous les ennemis. Plus un coeur était plein de regret et de bonne volonté, plus aussi la vapeur qui s'en échappait avait de force pour repousser au loin la puissance hostile.
3. Elle connut alors que par cette impression de crainte, et par les menaces des ennemis, le Seigneur voulait attirerà lui les coeurs de cette congrégation privilégiée, afin que, brisés par la douleur et purifiés de leurs fautes, ils se réfugiassent sous sa protection paternelle pour y trouver le secours plus abondant des divines consolations.
4. Après avoir reçu. cette lumière, elle dit au Seigneur : « Pourquoi, ô très aimé Seigneur, les révélations dont votre bonté toute gratuite daigne me favoriser sont-elles si différentes de celles que vous accordez aux autres 3 : il arrive souvent qu'elles sont connues du public, lorsque je préférerais les tenir cachées ? » Le Seigneur répondit : « Si un savant interrogé par des hommes de nations différentes ne répondait à tous que dans une seule langue, cela ne servirait à rien, car il ne serait compris par personne. Mais s'il parle à chacun sa propre langue, c'est-à-dire le latin au latin, le grec au grec, sa haute science est d'autant mieux prouvée, qu'il se fait comprendre plus clairement en chaque langage. De même, plus la diversité avec laquelle je communique mes dons est grande, plus je manifeste clairement la profondeur insondable de ma sagesse. Cette divine Sagesse répond à chacun selon la portée de son intelligence ; elle révèle ce qu'elle veut révéler d'après la capacité et le sens dont j'ai doué chaque âme. Je parle aux simples par des images et des comparaisons sensibles, et je propose à ceux dont l'intelligence surnaturelle est vigoureuse, des images plus mystérieuses et des symboles plus obscurs.»
1. Il s'agit sans doute du roi Adolphe dont nous avons parlé, et qui l'an 1291 occupa la région d'Eisleben en marchant contre les fils d'Albert. (Note de l'édition latine.)
2. Livre de la Grâce spéciale, Livre IV, chap.II, chap. XXII.
CHAPITRE XLIX
PRIÈRE QUI FUT AGRÉABLE AU SEIGNEUR
1. Une autre fois, le convent récita pour la même nécessité le psaume Benedic, anima mea, Domino : Béni le Seigneur, ô mon âme, en ajoutant à chaque verset des oraisons appropriées à la circonstance, et celle-ci prit dévotement part à ces prières. Le Seigneur lui apparut alors plein de charmes et de beauté : à chaque verset récité par le convent prosterné pour demander grâce, il sembla s'approcher d'elle pour lui offrir à baiser la très douce plaie de son sacré côté. Elle la baisa un grand nombre de fois, et le Seigneur lui laissa voir avec quel plaisir il recevait cet hommage. Elle lui dit : « Mon très aimé Seigneur, puisque cette dévotion vous est si agréable, je vous prie de m'enseigner une courte prière que vous recevriez avec la même bonté de la part de tous ceux qui vous l'adresseraient. » L'inspiration divine lui fit alors connaître que si pour honorer les plaies du Seigneur et en baisant ces mêmes plaies, on récitait cinq fois avec dévotion les trois versets qui vont suivre :
1° « Jésus, Sauveur du monde, exaucez-nous, vous à qui rien n'est impossible, si ce n'est de n'avoir pas pitié des misérables 1 » ;
2° « Vous qui par votre croix avez racheté le monde, O Christ, écoutez-nous 2 » ;
3° « Je vous salue, Jésus, Époux plein de charmes; je vous embrasse avec les délices de votre propre divinité, avec l'affection du monde entier, et je dépose mon ardent baiser sur la plaie de votre amour 3 »; « Le Seigneur est ma force et ma gloire, et il est devenu mon salut, etc. » , (Ps. cxvii, 14)
on verrait le Seigneur recevoir cet hommage avec autant de complaisance que de très longues prières, pourvu qu'il fût offert par le très doux Cur de Jésus organe de la sainte Trinité.
2. Une autre fois, comme on répétait ce même psaume, le Seigneur Jésus lui apparut, laissant échapper des plaies d'un crucifix, placé selon l'usage devant la communauté, des flammes ardentes qui montaient vers Dieu le Père afin de le prier pour le convent tout entier. Cette vision était la preuve de l'extrême amour et des désirs ardents du Cur de Jésus en faveur de cette congrégation.
1. Jesu, Salvator mundi, exaudi nos, cui nihil est impossibile, nisi tantummodo non posse miseris misereri.
2. Qui per crucem tuam mundum redemisti, Christe, audi nos.
3. Ave, Jesu, Sponse melliflue, cum delectamento divinitatis tuae, ex affectu totius universitatis salutans amplector te, et sic in vulnus amoris deosculor te.
CHAPITRE L
DES DÉLICES SENSIBLES QUE LE SEIGNEUR PRENAIT DANS CETTE ÂME.
1. Une infirmité vint un jour l'accabler et lui enlever toute force quand elle s'apprêtait à communier. Elle craignit que sa dévotion en fût amoindrie et dit au Seigneur : « O Douceur de mon âme je sais combien je suis indigne de recevoir le sacrement de votre corps et de votre sang, et je m'abstiendrais aujourd'hui de la sainte Communion, si je pouvais trouver dans une créature quelconque, soulagement et consolation. Mais de l'Orient à l'Occident, du Septentrion au Midi, il n'y a rien qui puisse, hors de vous, donner joie et rafraîchissement à mon âme et à mon corps. Voici donc que, pleine d'amour et toute haletante par la soif des désirs, j'accours à Celui qui est la source de la vie. » Le Seigneur accepta cette tendre effusion avec sa bonté ordinaire et daigna répondre : « Comme tu affirmes ne trouver de plaisir en aucune créature hors de moi, de même je jure par ma vertu divine que je ne veux prendre plaisir en aucune créature hors de toi 1. »
2. Malgré cette parole si pleine de condescendante bonté, elle songeait en son cur que cette disposition pourrait parfois changer, lorsque le Seigneur, entrant dans ses pensées, lui dit : « Pour moi, vouloir et pouvoir sont une même chose ; c'est pourquoi je ne puis que ce que je veux. » Elle reprit : « O Seigneur tout aimable, quelles délices pouvez-vous trouver en moi qui suis le rebut de tontes les créatures ? » Le Seigneur répondit : «Lil de ma Divinité trouve une extrême douceur à regarder celle que j'ai créée si agréable à mon cur, en la comblant de tant de grâces. Mon oreille divine est flattée comme par la suave musique des instruments, en écoutant les paroles si douces qui sortent de ta bouche, soit que tu me pries avec amour pour les pécheurs ou pour les âmes du purgatoire, soit que tu reprennes ou instruises les autres, soit que tu corriges à ma louange une parole quelconque. S'il n'en ressort pour les hommes aucune utilité, par la bonne volonté et ton intention pure, ces paroles produisent à mes oreilles des sons délicieux et remuent les intimes profondeurs de mon Cur sacré. L'espérance par laquelle tu aspires sans cesse vers moi, exhale aussi un parfum délicieux que je respire avec joie. Tes gémissements et tes désirs sont plus doux à mon palais que les mets les plus exquis. Dans ton amour enfin, je trouve les délices des plus suaves embrassements.»
3. Elle désira ensuite recouvrer au plus tôt la santé nécessaire pou suivre avec ferveur l'observance de l'Ordre. Le Seigneur lui répondit avec bonté: « Mon épouse voudrait-elle m'importuner en s'opposant à ma volonté ? » - Elle reprit : « Trouvez-vous, Seigneur, que je vous résiste, par ce désir où il me semble chercher uniquement votre gloire? » Le Seigneur répondit: « Je tiens pour parole d'enfant ce que tu dis en ce moment, mais je serais contrarié si tu insistais davantage » A ces mots elle comprit qu'il est bien de désirer la santé uniquement pour servir Dieu; mais qu'il est beaucoup plus parfait de s'abandonner entièrement à sa divine volonté, persuadé que, par l'adversité ou la prospérité, Dieu prépare à chacun ce qui lui est le plus salutaire.
1. C'est-à-dire que le Seigneur a l'intention de toujours comprendre (includere) Gertrude dans les délices qu'il prend en ses créatures.
CHAPITRE LI
DES BATTEMENTS DU COEUR DU SEIGNEUR JÉSUS
Comme elle voyait les autres surs se rendre au sermon, elle se plaignit au Seigneur en ces termes : « Vous savez, ô mon Bien-Aimé, que j'aimerais entendre le sermon si je n'étais retenue par la maladie. » Le Seigneur répondit : « Veux-tu, ma Bien-Aimée, que je te prêche moi-même ? - Très volontiers, » dit-elle. Le Seigneur l'attira alors vers lui, de telle sorte que son cur reposait sur le Cur divin. Quand elle eut goûté ainsi un doux moment de repos, elle sentit battre le Cur du Seigneur de deux battements admirables et souverainement doux. Le Seigneur lui dit : « Chacun de ces battements opère le salut des hommes en trois manières : le premier opère le salut des pécheurs, le second celui des justes.
« Par le premier battement d'amour, j'invoque sans cesse Dieu le Père, je l'apaise et lincline à la miséricorde. Ensuite je parle à tous mes saints, et après avoir plaidé devant eux la cause des pécheurs avec le zèle et la fidélité d'un frère, je les excite à prier pour ces pauvres âmes. En troisième lieu je m'adresse au pécheur lui-même, je l'appelle miséricordieusement à la pénitence, attendant ensuite sa conversion avec un désir ineffable.
« Par le second battement, j'invite d'abord Dieu le Père à se réjouir avec moi de ce que j'ai si utilement répandu mon sang pour la rédemption des élus, puisque je prends maintenant mes délices dans leurs âmes. En second lieu, j'excite la milice céleste à célébrer par des louanges la vie si sainte des justes et à me remercier, tant pour les bienfaits dont je les ai gratifiés que pour ceux dont je les gratifierai encore. Enfin je m'adresse aux justes eux-mêmes, je leur donne des preuves très douces de mon amour, et je les excite avec une invincible persévérance à progresser de jour en jour et d'heure en heure. Et comme le battement du cur humain n'est interrompu ni par l'action de la vue ou de l'ouïe, ni par le travail des mains, de même le gouvernement du ciel, de la terre et de l'univers entier ne pourra jusqu'à la fin du monde ni suspendre pour un instant, ni ralentir, ni empêcher ce doux battement de mon Cour divin. »
1. Voir au chapitre suivant et au Livre IV, chap. iv. Aussi Livre de la Grâce spéciale, Livre I, chap. v, et Livre V, chap. XXXII.
CHAPITRE LII
COMMENT ON PEUT OFFRIR AU SEIGNEUR SES INSOMNIES.
1. Quelques temps après, il lui arriva de passer une nuit presque entière sans dormir, ce qui lui enleva toute vigueur. Selon sa coutume, elle offrit sa souffrance à Dieu comme une éternelle louange, pour le salut du monde. Le Seigneur, compatissant avec bonté à sa peine, lui apprit à l'invoquer en ces termes : « Par la très tranquille douceur avec laquelle vous reposez de toute éternité dans le sein du Père; par le très agréable séjour que vous avez daigné faire pendant neuf mois dans le sein de la Vierge; par les joies que vous goûtez en prenant vos délices dans une âme aimante, je vous prie, ô Dieu plein de miséricorde, de daigner, non pour ma satisfaction, mais pour votre éternelle louange, m'accorder un peu de repos afin que mes membres fatigués retrouvent l'usage de leur force. »
2. Pendant cette prière, celle-ci voyait les mots prononcés lui servir comme de degrés pour s'élever jusquà Dieu. Le Seigneur lui montra alors, préparé à sa droite, un siège magnifique et lui dit : « Viens, ô toi que jai élue, repose sur mon Cour, et vois si mon amour, toujours en éveil, te permettra de goûter le repos. » Lorsqu'elle se fut ainsi reposée sur le Cur du Seigneur, et qu'elle en eut senti avec plus de force les doux battements, elle dit: « O très doux Amant, que veulent me dire ces battements ? - Ils disent, reprit le Seigneur, que si l'on se trouve épuisé par les veilles et privé de forces, ou peut m'adresser la prière que je viens de t'inspirer, afin de retrouver la vigueur nécessaire pour chanter mes louanges. Si je n'exauce pas cette personne et qu'elle supporte sa faiblesse avec patience et humilité, ma Bonté divine laccueillera avec d'autant plus de joie. Un ami n'est-il pas rempli de reconnaissance sil voit son ami le plus intime, encore tout accablé de sommeil, se lever promptement à son appel et s'imposer une gêne, uniquement pour lui procurer le plaisir de s'entretenir avec lui ? Cet acte de complaisance lui est plus agréable que si tel autre ami moins intime qui passe ordinairement ses nuits sans dormir, se levait de bonne grâce, par habitude plutôt que pour l'obliger. De même celui qui m'offre patiemment son infirmité, quoique la maladie et les veilles aient épuisé ses forces, m'est beaucoup plus agréable qu'un autre auquel sa bonne santé permet de passer la nuit entière en oraison, sans en ressentir de fatigue.
CHAPITRE LIII
DE L'AMOUREUSE CONFIANCE DANS LA VOLONTÉ DIVINE.
1. Dans ses maladies il lui arrivait souvent qu'après de fortes transpirations, la fièvre montait ou baissait. Une nuit qu'elle se demandait avec anxiété si son mal allait augmenter ou diminuer, le Seigneur Jésus lui apparut avec tous les charmes d'une fleur fraîchement éclose. II portait la santé dans sa main droite, dans sa gauche la maladie et il tendait les deux mains à sa bien-aimée. Mais elle ne prit ni l'une ni l'autre s'élança vers le Cur très doux du Seigneur, source de tout bien, pour montrer qu'elle ne voulait autre chose que l'adorable volonté de Dieu. Aussi le Seigneur la saisit entre ses bras et la fit reposer sur son Cur. Tout en laissant sa tète appuyée sur le Cur divin, elle se détourna bientôt pour ne plus voir le Seigneur et lui dit : « Regardez, Seigneur, je détourne mon visage, pour vous montrer combien je désire sincèrement que vous ne regardiez plus jamais ma volonté propre, mais qu'en tout ce qui me concerne vous accomplissiez toujours uniquement votre bon plaisir. »
2. Ce trait nous apprend que l'âme fidèle doit se confier tellement à la divine Providence, qu'il lui soit doux d'ignorer en tout les desseins de Dieu sur elle, afin d'accomplir plus parfaitement la volonté divine. Le Seigneur fit alors jaillir des deux côtés de son Cur sacré deux filets d'eau qui s'échappaient comme d'une coupe trop pleine, pour se répandre dans l'âme de celle ci. II lui dit en même temps : « Je verse en toi toute la douceur et les délices de mon divin Cur, parce que tu m'as montré, en me dérobant ton visage, que tu renonces complètement à ta propre volonté. » Elle répondit: « O mon très doux Amant, vous m'avez déjà donné si souvent votre Cur sacré, que je voudrais savoir quel fruit je retirerai de ce don nouveau, qui me vient de votre générosité. » Le Seigneur répondit : « La foi catholique n'enseigne-t-elle pas que celui qui communie une seule fois me reçoit pour son salut éternel, et reçoit aussi tous les biens contenus dans les trésors de ma Divinité et de mon Humanité? Cependant, plus le chrétien communie souvent, plus s'élève le degré de béatitude qui lui est réservé. »
CHAPITRE LIV
DE. LA DELECTATION QUE L'ÂME GOÛTE EN DIEU.
1. Plusieurs personne lui avaient conseillé de suspendre sa contemplation habituelle jusqu'à ce qu'elle eût recouvré la santé. Comme elle avait coutume de préférer au sien le sentiment des autres, elle y consentit, à condition de garder le plaisir tout extérieur qu'elle trouvait à parer les images de la croix de Jésus-Christ. Elle voulait que cette sorte de récréation, tout en la distrayant de la contemplation intérieure, l'aidât cependant à conserver le doux souvenir de l'unique Ami de son âme.
2. Une nuit donc, elle chercha des combinaisons afin de préparer au Crucifix un sépulcre somptueux orné de tentures, et de l'y déposer au soir de la sixième férie, en mémoire de la sainte Passion. Le Seigneur qui, dans sa bonté, regarde plutôt l'intention que luvre de ses amis, répondit à sa préoccupation : « Delectare in Domino, charissima, et dabit tibi petitiones cordis tui, Mets ta joie dans le Seigneur, et il taccordera ce que ton cur désire. » (Ps. xxxvi, 4.) Elle comprit que si, pour plaire à Dieu, nous cherchons quelque délassement dans des choses qui ne lui sont pas étrangères, le Seigneur trouve ses délices dans notre Cur, comme un père de famille prend plaisir aux accords joyeux du ménestrel qui divertit ses convives, tout en goûtant lui-même les agréables chansons. Et c'est là cette « demande du Cur » exaucée en faveur de celui qui, en vue de Dieu, se délasse innocemment dans les choses extérieures. Il est tout naturel à l'homme de désirer que Dieu trouve en lui ses délices.
3. Elle dit alors au Seigneur : « O Dieu très aimant quel sujet de gloire pouvez-vous retirer de cette satisfaction extérieure qui flatte plus les sens que l'esprit ? » Le Seigneur répondit : « Ce serait bien involontairement qu'un avare perdrait l'occasion de faire valoir un denier; et moi qui ai résolu de trouver mes délices dans ton âme, je permettrais encore bien moins la perte d'une simple pensée ou même d'un mouvement du petit doigt accompli pour mon amour : je le ferai servir au contraire à ma gloire et à ton salut éternel.» Elle reprit: « Si ces petites actions plaisent à votre immense bonté, combien plus lui plaira ce chant que j'ai composé pour votre gloire 1, au moyen des paroles des saints, pour rappeler votre sainte Passion ! » Le Seigneur répondit : « Je m'en délecte comme un ami qui serait conduit par son ami dans un jardin très agréable, où l'air est embaumé de suaves parfums, où la vue est charmée par le coloris des fleurs, l'ouïe par les sons d'une douce harmonie, le goût par les fruits les plus savoureux. Je te récompenserai certainement pour les délices que ce chant me procure, et je bénirai ceux qui le diront avec dévotion, tandis qu'ils cheminent dans la voie étroite qui conduit à la vie éternelle. »
1. Voir Livre I, chap. II. Ce poème de sainte Gertrude semble avoir été détruit par les ravages du temps ou la main des hommes.
CHAPITRE LV
DE LA LANGUEUR D'AMOUR
1. Peu de temps après, tandis que la maladie la reprenait pour la septième fois et que, durant une nuit, elle s'occupait du Seigneur, il daigna s'incliner vers elle et lui dire avec une tendresse infinie : « O mon Amie, fais-moi donc annoncer que tu languis d'amour pour moi. - Mon Bien-Aimé, répondit-elle, comment oserais-je dire, moi indigne, que je languis d'amour pour vous? » Le Seigneur reprit : « Celui qui s'offre volontiers à souffrir pour mon amour, peut se glorifier, et proclamer en se glorifiant, qu'il languit d'amour pour moi, pourvu que durant l'épreuve il garde la patience et dirige vers moi l'attention de son âme. » Elle ajouta : « Très aimé Seigneur, quel avantage vous procurera ce message ?» II répondit : « Un tel message fait les délices de ma Divinité, il honore mon Humanité ; il est un charme pour mes yeux, une agréable louange pour mes oreilles. » II dit encore : « Celui qui viendra m'apporter ce message recevra une grande consolation. En outre, la tendresse de mon cur s'émeut avec une telle force, à cette annonce, qu'elle me contraint à guérir ceux qui ont le cur brisé par le regret de leurs fautes, c'est-à-dire ceux qui désirent la grâce du pardon ; à prêcher aux captifs, c'est-à-dire à annoncer la miséricorde aux pécheurs ; à délivrer les prisonniers, c'est-à-dire les âmes enfermées dans le Purgatoire. »
2. « O Père miséricordieux, dit-elle encore, daignerez-vous, après cette crise, me rendre la santé? » Le Seigneur répondit : « Si, lors de ta première maladie, je t'avais annoncé que tu devais retomber sept fois, peut-être, en raison de la faiblesse humaine, aurais-tu ressenti de la crainte et commis quelque impatience? De même, si je te promettais aujourd'hui que cette septième crise sera la dernière l'espérance pourrait diminuer ton mérite. C'est pourquoi ma providence paternelle, jointe à ma sagesse infinie, a voulu te laisser ignorer pour ton bien l'un et l'autre, afin de t'obliger à aspirer vers moi de tout ton cur. Dans les peines extérieures et intérieures, tu t'abandonneras donc à moi en toute confiance ; je veille sur toi avec fidélité et je prends soin de ne t'imposer aucun fardeau insupportable, car je connais la faible mesure de ta patience. Tu comprendras ma bonté en constatant qu'après ta première maladie tu étais beaucoup plus faible que tu ne l'es maintenant après la septième : c'est ainsi que la toute-puissance divine réalise ce qui semble impossible à la raison humaine. »
CHAPITRE LVI
QU'IL LUI EST INDIFFÉRENT DE VIVRE OU DE MOURIR
Une nuit, tandis qu'elle donnait au Seigneur divers témoignages de sa tendresse, elle lui demanda d'où venait que, malgré la longueur de sa maladie, elle n'avait cependant pas désiré connaître si cette infirmité aboutirait à la guérison ou à la mort, et pourquoi il lui était indifférent de vivre on de mourir. Le Seigneur répondit : « Lorsque l'époux conduit l'épouse dans un parterre de roses pour cueillir des fleurs et tresser une guirlande, l'épouse trouve un charme si grand dans la conversation de son bien-aimé, qu'elle ne songe pas à lui demander quelle rose il va cueillir. Mais lorsqu'ils sont arrivés au jardin, elle prend gaiement sans réfléchir chaque fleur présentée par son époux, afin de l'attacher à la guirlande. De même l'âme fidèle dont la joie suprême est d'accomplir ma volonté se délecte dans cette volonté comme dans un parterre de roses, et accepte également que je lui rende la santé ou que je la retire de cette vie, car elle s'abandonne à ma bonté paternelle dans une confiance absolue. »
CHAPITRE LVII
HAINE DU DIABLE A PROPOS D'UNE GRAPPE DE RAISIN.
Une autre nuit, Ies nombreuses consolations que lui causait la visite du Seigneur, jointes à l'exercice des puissances de son âme l'avaient extrêmement affaiblie. Elle prit une grappe de raisin avec intention de rafraîchir en elle-même le Seigneur, et celui-ci voulut bien accepter cette offrande avec reconnaissance : « Je suis dédommagé, dit-il, de l'amertume dont je fus abreuvé sur la croix pour ton amour car je goûte à présent dans ton cur une douceur ineffable. Plus tu considéreras purement ma gloire en prenant tout soulagement utile à ton corps, plus douce sera la réfection que je trouverai dans ton âme.» Ensuite, comme elle jetait par terre les pelures et les pépins des raisins qu'elle avait tous mis dans sa main, Satan, l'ennemi de tout bien, vint ramasser ces débris pour témoigner de la faute d'une malade qui avait mangé avant les Matines : à peine eut-il touché une de ces peaux du bout de ses deux doigts que, brûlé par l'ardeur d'un horrible tourment il se précipita hors de la maison en poussant des hurlements affreux ; il eut soin toutefois dans sa fuite, de ne pas poser la patte sur le moindre de ces débris dont le contact lui causait un supplice aussi intolérable.
CHAPITRE LVIII
A QUOI PEUVENT SERVIR NOS DËFAUTS.
1. Une autre nuit, elle sexamina et se trouva le défaut de dire souvent : « Dieu le sait ! » par routine, sans réflexion et sans nécessité. Elle se reprocha cette imperfection et pria le Seigneur de l'en corriger et de lui accorder la grâce de ne jamais prononcer en vain son adorable nom. Le Seigneur lui dit avec tendresse : « Pourquoi voudrais-tu me priver de lhonneur qui me revient, et te frustrer de la récompense que tu acquiers, lorsque, reconnaissant ce défaut ou un autre, tu prends la résolution. de l'éviter? Chaque fois qu'une âme s'efforce de vaincre ses mauvais penchants pour mon amour, elle me témoigne autant d'honneur et de fidélité qu'un soldat en montre à son capitaine lorsque, dans un combat, il résiste vigoureusement aux ennemis afin de les vaincre et de les abattre par sa valeur et par la force de son bras. »
2. Elle se vit ensuite reposer doucement sur le sein du Seigneur et sentit en même temps sa profonde indignité : « Voici, très aimé Seigneur, dit-elle, que je vous offre mon pauvre cur, pour que vous y preniez vos délices comme il vous plaira. » Le Seigneur répondit : « Je trouve plus de joie à recevoir ton faible cur, offert avec tant d'amour, que je nen n'aurais eu à recevoir un cur plein de vaillance et de force. Ainsi met-on de préférence à un animal domestique, sur la table du grand seigneur, le gibier sauvage longtemps poursuivi par le
chasseur, parce que ses chairs sont plus tendres et d'un goût plus délicat. »
CHAPITRE LIX
LE SEIGNEUR NE DEMANDE QU'UN SERVICE PROPORTIONNÉ
A NOS FORCES
1. Retenue par ses infirmités, elle ne pouvait assister aux offices du chur mais elle allait souvent entendre les heures, afin de dépenser son peu de force au service de Dieu. Il lui semblait cependant qu'elle n'avait pas une dévotion assez fervente, et elle sen plaignait souvent au Seigneur, l'âme tout abattue : « O très aimable Seigneur, disait-elle, quel honneur puis-je vous rendre, lorsque je m'assieds ici négligente et inutile, pour prononcer à peine une ou deux paroles ou chanter quelques notes ? » Un jour enfin, le Seigneur lui répondit : « Quel plaisir éprouverais-tu, si un ami t'offrait une fois ou deux un excellent hydromel capable de te fortifier ? Eh bien, apprends que chaque parole et chaque neume que tu chantes à ma louange me fait éprouver encore plus de consolation.»
2. A la Messe, comme elle hésitait à se lever. pour l'évangile à cause de sa faiblesse, elle s'en reprit elle-même et se demanda où serait le profit d'une telle discrétion, puisqu'elle n'avait aucun espoir, même en se ménageant, de recouvrer sa santé d'autrefois. Selon sa coutume, elle demanda au Seigneur ce qu'il préférait pour sa gloire, et il répondit-il : « Lorsque tu accomplis avec difficulté quelque chose qui dépasse tes forces, je l'accepte comme si cétait indispensable à mon honneur ; mais lorsque tu remplaces ces efforts par certains ménagements et que tu diriges vers moi ton intention, j'accepte ces ménagements comme si, étant infirme moi-même, je ne pouvais me dispenser de les prendre. Je récompenserai donc les deux manières d'agir, pour la gloire de ma divine magnificence »
CHAPITRE LX
RENOUVELLEMENT MYSTIQUE DES SACREMENTS
Un jour, en examinant sa conscience, elle y trouva. une faute dont elle aurait voulu se décharger. Mais, dans l'impossibilité de trouver un confesseur, elle se réfugia, comme de coutume, auprès de son unique consolateur le Seigneur Jésus-Christ, et tout en gémissant lui exposa son embarras. Le Seigneur lui répondit: « Pourquoi te troubler, ô ma Bien-Aimée? Chaque fois que tu le désireras, moi qui suis le souverain prêtre et le vrai pontife, je serai à ta disposition pour renouveler en ton âme, par une seule opération, les sept sacrements. J'agirai alors avec plus d'efficacité que jamais prêtre ni pontife ne le pourrait en les administrant l'un après l'autre : je te baptiserai dans mon sang précieux ; je te confirmerai dans la puissance de ma victoire ; je t'épouserai dans la foi de mon amour; je te consacrerai dans la perfection de ma vie très sainte ; je briserai les liens de tes péchés dans ma bonté miséricordieuse. Dans l'excès de ma charité, je te nourrirai de moi-même, et je me rassasierai à mon tour en jouissant de toi. Par la suavité de mon Esprit, je te pénétrerai intérieurement d'une onction si efficace, que la douceur de la dévotion paraîtra découler de tous tes sens et de toutes tes actions. Tu seras ainsi de plus en plus sanctifiée et adaptée aux jouissances de la vie éternelle. »
CHAPITRE. LXI
MÉRITE D'UNE CONDESCENDANTE CHARITÉ.
1. Elle se leva une fois malgré sa grande faiblesse, pour réciter Matines. Déjà elle avait achevé le premier nocturne, lorsque survint une autre malade, avec laquelle elle eut la charité de recommencer dévotement cet office. A la Messe, tandis que son attention était dirigée vers le Seigneur, elle vit son âme ornée de pierres précieuses qui jetaient un éclat merveilleux, et Dieu lui fit connaître qu'elle avait mérité ces parures, en recommençant avec cette jeune sur la partie de l'office déjà récitée. Cette parure portait autant de pierres précieuses quelle avait, dans son humble charité, répété de paroles.
2. Elle se .souvint ensuite de quelques négligences, dont elle n'avait pu s'accuser à cause de l'absence du confesseur, et vint exposer sa peine au Seigneur. Il lui répondit : « Pourquoi gémir de ces négligences, lorsque tu es si glorieusement enveloppée par le vêtement, de charité qui couvre la multitude des pêchés ! » (1 Pierre, IV, 8.) Elle reprit : « Comment puis-je être consolée de ce que la charité dissimule mes fautes, puisque je m'en vois encore toute souillée ? » Le Seigneur répondit: « La charité ne couvre pas seulement les péchés, mais, semblable à un soleil brûlant, elle consume en elle-même et anéantit toutes les fautes vénielles : de plus, elle comble l'âme de mérites.»
CHAPITRE LXII
DE SON ZÈLE POUR L'OBSERVANCE DE LA RÈGLE.
Elle vit un jour une personne négliger quelques observances régulières, et craignit d'offenser Dieu si elle ne corrigeait pas la faute dont elle avait été témoin. D'un autre coté, par suite de la faiblesse humaine, elle redoutait le jugement de surs moins sévères, qui la trouveraient peut-être trop exigeante sur des points minimes de la Règle. Suivant sa coutume, elle offrit au Seigneur, pour sa plus grande gloire, l'ennui qui lui reviendrait de cette contradiction probable, et le Seigneur, afin de montrer combien cette action lui plaisait, dit ces paroles : « Chaque fois que tu encourras ce reproche on un autre semblable pour mon amour, je te fortifierai et je t'environnerai de toutes parts comme une ville est entourée de ses fossés et de ses murs, afin qu'aucune occupation ne puisse te distraire et te séparer de moi. J'ajouterai aussi à tes mérites ceux que chaque sur aurait acquis si elle se fût soumise humblement et pour ma gloire à tes remontrances. »
CHAPITRE LXIII
FIDÉLITÉ DU SEIGNEUR ENVERS L'ÂME
1. On est ordinairement plus sensible, aux injures d'un ami qu'à celles d'un ennemi, ainsi que le témoignent ces paroles : « Quoniam si inimicus meus maledixisset mihi, sustinuissem utique, etc. Si mon ennemi m'eût maudit, je l'aurais souffert, etc. » (Ps. LIV, 13.) Celle-ci avait éprouvé une certaine peine, en apprenant qu'une personne au salut de laquelle elle avait travaillé avec beaucoup de zèle et de fidélité, ne répondait pas à ses soins, et s'efforçait même, par une sorte de mépris, d'agir contrairement à ses avis. Le Seigneur, confident de son chagrin, voulut la consoler: « Ne t'attriste pas, ma fille, dit-il, car j'ai permis cela pour te sanctifier ; je trouve de grandes délices à converser et à demeurer avec toi, et je désirais goûter plus souvent ce bonheur. La mère qui chérit tendrement son petit enfant veut toujours l'avoir près d'elle. S'il la quitte pour jouer et courir avec ses camarades, la mère pose dans le voisinage quelque épouvantail, et le petit enfant, effrayé à cette vue, court aussitôt se réfugier dans les bras maternels. Moi aussi, je désire toujours t'avoir à mon coté, c'est pourquoi je permets que tes amis te causent de la peine : tu ne rencontres alors la complète fidélité dans aucune créature, et c'est avec plus d'ardeur que tu accours vers moi, certaine de trouver dans mon Cur une fidélité parfaite »
2. Le Seigneur la prit alors dans ses bras comme un tout petit enfant et lui fit tontes sortes de caresses : il approcha ses lèvres divines pour murmurer ces paroles à l'oreille de sa bien-aimée : « Une tendre mère cherche à adoucir par ses baisers les chagrins de son petit enfant; ainsi je veux par de douces paroles d'amour calmer tes peines et tes chagrins. » Après qu'elle eut goûté un moment dans le sein du Seigneur la douceur infinie des consolations divines, il lui présenta son Cur et lui dit : « Considère, ô ma bien-aimée, les profondeurs cachées de mon Cur. Remarque avec quelle fidélité j'y ai déposé toutes tes. actions faites pour me plaire, et à quel point je les ai enrichies pour le plus grand profit de ton âme. Vois ensuite si tu peux me reprocher de t'avoir manqué de fidélité, même par une seule parole. » Après cela, elle vit le Seigneur lui faire une parure de fleurs dorées d'un éclat merveilleux, à cause de celte peine racontée plus haut.
3. Elle se souvint alors de certaines personnes accablées d'épreuves et dit au Seigneur : « O Père miséricordieux, quelles plus belles récompenses et quelles parures plus précieuses ces personnes ne devraient-elles pas recevoir de votre libéralité, elles qui supportent des peines si lourdes sans être soulagées par les consolations que, bien indigne, hélas ! je reçois si souvent ! Cependant je ne souffre pas avec assez de patience les diverses contrariétés de la vie. » Le Seigneur répondit : « En ceci comme en toute autre circonstance, je montre la délicatesse de mon cur pour toi : une mère qui chérit son petit enfant voudrait bien le revêtir d'étoffes d'or et d'argent ; mais comme il n'en pourrait supporter le poids, elle lui prépare une parure de fleurs légères qui ne le chargent pas et servent cependant à relever ses charmes. De même, j'adoucis tes peines pour que tu ne succombes pas sous leur poids, et je ne te prive cependant pas du mérite de la patience. »
4. Ces paroles montraient bien la grandeur de la Bonté divine ; celle-ci en les écoutant fut pénétrée d'une immense reconnaissance qu'elle fit éclater en diverses louanges. Elle comprit alors que les parures de fleurs légères et brillantes données à son âme comme récompense de ses peines prenaient en quelque sorte un certain poids, lorsque la reconnaissance l'excitait à rendre grâces à Dieu au milieu des adversités ; et de là elle apprit que cette grâce de louer Dieu au milieu des afflictions suppléait au poids des douleurs, dans la proportion où un vase d'or pur l'emporterait en valeur sur un vase d'argent simplement doré à l'extérieur.
CHAPITRE LXIV
DU FRUIT DE LA BONNE VOLONTÉ.
1. Les envoyés d'un grand seigneur étaient venus demander quelques surs de notre communauté 1, afin d'établir la Religion dans un autre monastère. Après avoir appris cette démarche, celle-ci se montra remplie de zèle et prête à accomplir le bon plaisir divin. Quoique dépourvue de toute force corporelle, elle se prosterna devant le Crucifix avec ferveur, et offrit à Dieu tout son être afin qu'il voulût bien en disposer pour sa plus grande gloire. Le Seigneur fut si touché de cette offrande, que dans sa joie et son amour il se détacha de la croix pour embrasser tendrement son épouse. II éprouva un tressaillement ineffable, comme un malade dont l'état serait désespéré et qui se réjouirait à la vue d'un remède destiné à lui rendre la santé. Pressant amoureusement cette âme contre la blessure adorable de son côté, il lui dit: « Sois la bienvenue, ô ma très aimée, toi qui adoucis mes plaies et calmes mes douleurs. » Elle comprit à ces paroles que l'offrande d'une parfaite bonne volonté, malgré les peines entrevues, est pour le Seigneur comme un doux onguent qu'on eût appliqué sur ses plaies au temps de la Passion.
2. Ensuite, tout en faisant oraison, elle pensait :à plusieurs choses capables de promouvoir et maintenir la gloire de Dieu et l'avancement de la Religion, s'il lui arrivait de partir au loin. Mais bientôt, rentrant en elle-même, elle se reprocha de consumer le temps en des pensées inutiles qui n'auraient sans doute aucun effet, puisque sa santé si faible devait lui faire entrevoir la mort plutôt qu'un projet de fondation. En tout cas, si elle partait, il lui resterait encore du temps pour disposer toutes choses. Le Seigneur Jésus lui apparut alors comme an milieu de son âme : il était revêtu d'une grande gloire et tout environné de roses et de lis: « Regarde, lui dit-il à quel point je suis glorifié par les dispositions de ta bonne volonté : elle me place au milieu de la splendeur des brillantes étoiles et des candélabres d'or, ainsi qu'il est écrit dans l'Apocalypse, où Jean vit l'image du Fils de l'homme, entouré de candélabres d'or et tenant dans la main sept étoiles. Les autres pensées qui te sont venues à l'esprit me procurent un plaisir et une douceur comparables à ceux que j'éprouverais au milieu de roses et de lis pleins de fraîcheur. »
3. Elle dit alors : « O Dieu de mon cur, pourquoi remplissez-vous mon esprit de volontés si diverses qui doivent rester sans effet? II y a peu de jours, vous mavez donné la pensée et le désir pressant de recevoir l'extrême-onction ; et tandis que j'en étais tant occupée, vous m'avez à ce sujet comblée de joies et de consolations. Maintenant, tout au contraire, vous dirigez mon ardeur vers l'établissement d'un monastère dans un autre lieu, lorsqu'il me reste à peine la force suffisante pour accomplir les devoirs de mon état.» Le Seigneur répondit : « Je te l'ai dit au commencement de ce livre 2, je tai établie pour servir de lumière aux nations, c'est-à-dire pour éclairer un grand nombre d'âmes. II importe donc que chacun trouve en ton livre les choses nécessaires à son instruction et à sa consolation. Les amis prennent plaisir à parler ensemble de diverses- questions qui doivent rester sans résultat ; un ami propose souvent à son ami des choses difficiles, afin d'éprouver sa fidélité et de jouir en même temps des témoignages de sa bonne volonté. Moi aussi je prends plaisir à proposer à mes élus plusieurs difficultés qui ne se présenteront jamais, afin d'éprouver leur fidélité et leur amour. Je les récompense alors pour une infinité de mérites qu'ils n'auraient jamais pu acquérir, parce que je considère comme accomplis les désirs de leur bonne volonté. J'ai excité dans ton âme le désir de la mort et par conséquent celui de l'extrême-onction ; aussi les dévotes préparations que tu as faites alors, par tes pensées et par tes actes, sont cachées au fond de mon Cur sacré et serviront à ton salut éternel. De là cette parole : « Justus si morte praeoccupatus fuerit in refrigerio erit : Mais le juste, quand même la mort le visiterait prématurément, trouvera le repos. » (Sagesse, iv, 7.) Si tu étais enlevée par une mort subite et ne pouvais recevoir les sacrements, ou encore, si tu n'avais à leur réception ni connaissance, ni sentiment (ce qui arrive souvent à des âmes saintes), tu n'en éprouverais aucun détriment. En effet, toutes les oeuvres que tu as accomplies autrefois pour te préparer à la mort ne cessent, par la vertu de ma coopération divine, de croître, de fleurir et de produire pour toi les fruits du salut dans l'inaltérable printemps de mon éternité. »
1. II faut remarquer que cette fondation ne peut être celle qui fut faite de Rodarsdorf à Helfta en 1253, puisque sainte Gertrude nétait pus née à cette époque. Cette demande à laquelle elle fait allusion doit en tout cas avoir été faite après sa 25° année ; mais nous nen trouvons aucune mention ailleurs, ni ne savons s'il y a jamais été donné suite. (Note de l'édition latine.)
2. Il sagit ici du prologue, ce qui prouve quil fait partie du livre lui-même et ne peut être supprimé par l'éditeur. Ces paragraphes montrent aussi que le Seigneur se regarde comme le premier auteur de ce livre. (Note de l'édition latine)
CHAPITRE LXV
COMMENT PEUVENT SERVIR LES PRIÈRES DU PROCHAIN.
Un jour celle-ci offrait à Dieu, pour une personne qui l'en avait priée, tout ce que la divine bonté avait opéré gratuitement dans son âme, afin que cela servit au salut de cette personne. Aussitôt elle lui apparut debout devant le Seigneur, qui siégeait sur un trône de gloire et tenait sur son sein une robe d'un merveilleuse magnificence qu'il déploya devant elle sans toutefois l'en revêtir. Celle-ci en demeura toute surprise et dit au Seigneur : « Il y a quelques jours, lorsque je vous fis une offrande semblable, vous daignâtes aussitôt élever aux joies les plus sublimes du paradis l'amie d'une pauvre personne pour laquelle je vous priais. Pourquoi maintenant, ô Dieu de toute bonté, par le mérite de ces grâces que vous m'avez accordées, ne revêtez-vous pas cette personne de la robe que vous lui montrez et qu'elle désire avec tant d'ardeur ? » Le Seigneur répondit : « Lorsqu'on me fait, par charité, une offrande en faveur des âmes du purgatoire, je la leur applique aussitôt en leur donnant la rémission des fautes, le soulagement dans les peines et l'augmentation de la béatitude, selon l'état ou le mérite de chacune. J'ai pitié de la pauvreté de ces âmes, car je sais qu'elles ne peuvent s'aider en rien, et ma bonté m'incline toujours à la miséricorde et au pardon. Toutefois, lorsqu'on me fait de semblables offrandes pour les vivants, je les garde en vérité pour leur salut; mais comme ils peuvent eux-mêmes augmenter leurs mérites par des oeuvres de justice, par leur désir et leur bonne volonté, il convient qu'ils gagnent aussi par leurs propres efforts ce qu'ils souhaitent obtenir par les mérites d'autrui.
« C'est pourquoi, si la personne pour laquelle tu pries désire se parer des bienfaits que je t'ai conférés, elle doit s'appliquer spirituellement à trois choses :
1° que par l'humilité et la reconnaissance, elle sincline pour recevoir cette robe, c'est-à-dire qu'elle confesse avoir besoin des mérites des autres, et me rende grâces, le coeur plein d'amour, d'avoir suppléé à son indigence par l'abondance d'autrui.
2° Qu'elle prenne cette robe avec l'espérance certaine de recevoir par ce moyen un grand profit pour le bien de son âme.
3° Qu'elle revête enfin cette robe en s'exerçant à pratiquer la charité et les autres vertus.
Celui qui désire participer aux grâces et aux mérites de son prochain peut agir de même, et il en retirera un grand profit. »
CHAPITRE LXVI
DUNE PRIÈRE COMPOSÉE PAR ELLE ET APPROUVÉE PAR LE SEIGNEUR.
1. Il lui arriva, lorsqu'elle s'était fait saigner un peu avant le carême, d'avoir souvent ces paroles sur les lèvres : « O très excellent Roi des rois, très illustre Prince », et autres semblables. Un matin, s'étant recueillie dans l'oratoire, elle dit au Seigneur : « O très aimé Seigneur, que voulez-vous faire de ces paroles qui me viennent si souvent à l'esprit et sur les lèvres ? » Le Seigneur lui montra qu'il tenait en mains un collier d'or composé de quatre rangs. Comme elle cherchait la signification de ces quatre parties du collier, l'inspiration divine lui fit comprendre que la première désignait la Divinité de Jésus-Christ; la seconde, l'Âme de Jésus-Christ ; la troisième, l'âme fidèle qu'il a épousée en répandant son précieux sang; enfin la quatrième, le Corps immaculé de Jésus-Christ. Elle vit encore que dans ce collier l'âme fidèle se trouvait placée entre l'âme et le corps de Jésus-Christ, pour figurer le lien indissoluble d'amour par lequel le Seigneur unira cette âme fidèle à son corps et à son âme. Tout à coup, elle eut un ravissement d'esprit, et sous l'inspiration divine elle prononça les paroles suivantes 1 :
« O Vie de mon âme ! Que les affections de mon coeur, enflammées par l'ardeur de votre amour, s'unissent intimement à vous. Que mon âme devienne comme morte et sans vie à l'égard de tout ce qu'elle rechercherait hors de vous !
« Vous êtes l'éclat de toutes les couleurs, la douceur de tous les goûts, le parfum de toutes les senteurs, le charme de toutes les harmonies, la tendre suavité des embrassements intimes !
« En vous se trouvent les plus délicieuses jouissances; de vous jaillissent les eaux surabondantes ; vers vous un charme irrésistible entraîne, par vous l'âme est remplie de saintes affections.
« Vous êtes l'abîme toujours débordant de la Divinité ! O Roi le plus noble des rois, Souverain suprême, Prince très illustre, Maître très doux, Protecteur très puissant !
« O Perle précieuse et vivifiante de la noblesse humaine ! O Créateur de toutes les merveilles, Maître très doux, Conseiller très sage, Auxiliaire le plus dévoué, Ami le plus fidèle !
« En vous sont réunis les charmes des délices intimes, ô vous qui caressez avec délicatesse, qui aimez avec douceur, qui chérissez avec tant d'ardeur, Époux très aimable et tout brûlant de chastes désirs !
« Vous êtes la fleur printanière qui brille dans sa beauté native : ô frère très aimable, adolescent plein de grâce et de force ! O compagnon très agréable, hôte très généreux, serviteur le plus empressé !
« Je vous préfère à toute créature ; pour vous je renonce à tout plaisir ; pour vous j'affronte toute adversité ; je ne veux être approuvée et louée que par vous seul.
« Vous êtes le Principe de tout bien, mes lèvres et mon coeur l'attestent. Dans la vertu de votre amour, je joins la force de ma dévotion à votre prière efficace, afin qu'après avoir étouffé en moi tout mouvement de la nature rebelle, je sois conduite au sommet de la plus haute perfection par une complète union à Dieu. »
Or chacune de ces aspirations brillait comme une perle enchâssée dans le collier d'or.
2. Le dimanche suivant, celle-ci assistait à la Messe où elle devait communier. Tandis qu'elle récitait cette prière avec beaucoup de dévotion, elle vit que le Seigneur semblait y prendre plaisir: «O Dieu très aimant, dit-elle, puisque ces paroles vous sont agréables, je veux conseiller à autant de personnes que je le pourrai, de vous les offrir comme un précieux collier. » Le Seigneur répondit : « Nul ne peut me donner ce qui est à moi ; mais quiconque récitera dévotement cette prière, obtiendra de me connaître davantage. II recevra la splendeur de ma Divinité qu'il aura attirée dans son âme par la vertu de ces aspirations, comme celui qui tient une lame d'or exposée au soleil y voit rayonner la lumière de cet astre. »
3. Elle éprouva bientôt leffet de cette promesse , car, après avoir achevé la prière, son âme lui parut plus éclatante sous le rayonnement de la divine lumière, et elle trouva plus de douceurs que jamais dans la connaissance de Dieu.
1. Ce Rythme dans le texte original latin, se trouve à l'appendice de ce volume.
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On trouve bon d'ajouter ici plusieurs choses utiles, choisies parmi celles que le Seigneur révéla à celle-ci, quand elle le priait pour d'autres âmes.
CHAPITRE LXVII
QUE LE SEIGNEUR RÉPANDIT PAR SON ENTREMISE
LE TORRENT DE SA GRÂCE SUR BEAUCOUP DÂMES
Le Seigneur Jésus apparut un jour à celle-ci et lui demanda son coeur, disant : « Ma fille, donne-moi ton coeur. » Elle l'offrit avec joie, et il lui sembla que le Seigneur appliquait ce coeur à son Coeur sacré comme sous la forme d'un tube qui descendait jusqu'à terre. pour répandre avec abondance sur les hommes les effusions de la Bonté divine. Le Seigneur lui dit ensuite : « Je prendrai désormais plaisir à me servir de ton coeur. II sera le canal qui, de la source jaillissante de mon Coeur sacré, répandra des torrents de divine consolation sur tous ceux qui se disposeront à recevoir ces effusions, c'est-à-dire qui auront recours à toi avec confiance et humilité. » Nous verrons dans la suite quelques-uns des touchants effets de ces paroles.
CHAPITRE LXVIII
QU'IL EST BON DE S'HUMILIER SOUS LA PUISSANTE MAIN DE DIEU.
1. Elle priait un jour pour certaines gens qui, après avoir causé beaucoup de tort au monastère par leurs pillages 1,continuaient à le ruiner. Le Seigneur bon et miséricordieux lui apparut alors : il semblait souffrir d'un bras, et ce bras était plié en arrière, à tel point que les nerfs paraissaient presque détendus. Il lui dit : « Regarde quelle cruelle douleur me causerait celui qui me frapperait du poing sur ce bras ; et je suis traité de la sorte par tous ceux qui n'ont pas pitié du péril de damnation où se trouvent vos persécuteurs, et publient les torts et les injures dont vous êtes victimes, en oubliant que les méchants sont aussi mes membres. Tous ceux au contraire qui, touchés de compassion, implorent ma clémence pour qu'elle retire miséricordieusement ces âmes de leurs désordres et les amène à une vie meilleure, ceux-là semblent appliquer sur mon bras des onguents très doux. Quant à ceux qui, par leurs conseils et leurs avis, les conduisent avec charité à l'amendement et à la réconciliation, ils ressemblent à d'habiles médecins qui, maniant mon bras avec adresse et douceur, le remettent dans sa position naturelle. »
2. Celle-ci fut remplie d'admiration pour l'ineffable bonté du Seigneur et dit: « O Dieu très miséricordieux, quelle raison pouvez-vous avoir d'appeler votre bras des gens aussi indignes ? » Le Seigneur répondit : « C'est qu'ils font partie du corps de l'Église dont je me glorifie d'être la tête. » Elle reprit: « Mais, Seigneur, ils sont déjà séparés du corps de l'Église, puisqu'ils ont été publiquement excommuniés à cause des vexations exercées contre notre monastère 1. » Le Seigneur répondit: «Néanmoins, comme ils peuvent être réintégrés dans l'Église par l'absolution, ma bonté m'oblige à prendre soin d'eux, et à désirer avec une ardeur incroyable qu'ils se convertissent et reviennent à moi par la pénitence. » Celle-ci ayant ensuite prié le Seigneur de défendre la Congrégation contre leurs insultes, et de la prendre sous sa paternelle protection, il lui dit : « Si vous vous humiliez sous ma toute puissante main, et si vous reconnaissez que vous méritez d'être châtiés à cause de vos négligences, ma paternelle miséricorde vous préservera de toute invasion des ennemis. Mais si par orgueil vous vous emportez contre vos persécuteurs, en leur désirant ou en leur souhaitant le mal pour le mal : alors, par un juste décret de ma justice, je permettrai qu'ils prévalent contre vous et vous nuisent encore davantage.
1. II s'agit probablement de Ghébard de Mansfeld, qui envahit le monastère d'Helfta en 1284 et fut excommunié pour cette raison.
CHAPITRE LXIX
COMMENT LES TRAVAUX MANUELS PEUVENT ÊTRE
UNE SOURCE DE MÉRITES.
1. La Congrégation se trouvait une année chargée d'une dette considérable, et celle-ci priait le Seigneur avec instance, afin que, dans sa bonté, il donnât aux proviseurs du monastère le moyen de se libérer. Le Seigneur lui répondit avec tendresse : « Et que gagnerai-je à les aider en cela? » Elle répondit : « C'est que nous pourrons ensuite vaquer au devoir de la prière avec plus de zèle et de dévotion. » Le Seigneur reprit : « Quel fruit m'en reviendra-t-il, puisque je n'ai nullement besoin de vos biens 1, et qu'il m'est indifférent de vous voir appliquées aux exercices spirituels ou livrées aux travaux extérieurs, pourvu que votre volonté soit dirigée vers moi par une intention libre? Si je ne trouvais de charmes que dans vos exercices spirituels, j'aurais certainement réformé de telle sorte la nature humaine après la chute d'Adam, qu'elle n'aurait eu besoin ni de nourriture, ni de vêtement, ni des autres choses que l'homme s'efforce d'acquérir ou de fabriquer, parce qu'elles sont nécessaires à la vie. Un puissant empereur ne se contente pas d'avoir en son palais des damoiselles d'honneur belles et bien parées, mais il y établit encore des princes, des capitaines, des hommes d'armes et des officiers, aptes à divers services, et toujours disposés à exécuter ses ordres. De même je ne trouve pas seulement mes délices dans les exercices intérieurs de la contemplation ; mais les occupations utiles et variées qui ont pour but mon honneur et ma gloire, m'invitent également à demeurer parmi les fils des hommes et à y prendre mes délices. C'est par ces travaux manuels que les hommes trouvent occasion de pratiquer davantage la charité, la patience, l'humilité et les autres vertus. »
2. Ensuite elle vit le principal procureur du monastère se tenir en présence de Dieu. Il paraissait couché sur le côté gauche et se levait avec peine de temps en temps pour offrir au Seigneur, de la main gauche sur laquelle il s'appuyait, une pièce d'or enrichie d'une pierre précieuse. Le Seigneur dit à celle-ci : « Si j'adoucissais la peine de celui pour qui tu pries, je serais aussitôt privé de cette pierre précieuse qui m'est si agréable. Lui-même perdrait la récompense préparée, parce que dans ce cas il m'offrirait simplement, de sa main droite, une pièce d'or sans pierre précieuse. Celui-là, en effet, me présente seulement une pièce d'or, qui, sans souffrir aucune adversité, s'efforce de suivre en toutes ses oeuvres la volonté de Dieu; mais celui qui rencontre l'épreuve dans ses travaux, et reste cependant uni à mon divin vouloir, offre à Dieu une pièce d'or enrichie d'une pierre de grand prix. »
3. Celle-ci ne se rebutait pas, et insistait avec plus de force auprès du Seigneur, afin qu'il soulageât les proviseurs du monastère. Le Seigneur lui dit : « Pourquoi trouves-tu si dur que l'on supporte quelque chose à cause de moi, puisque je suis cet ami véritable dont la fidélité ne s'affaiblit pas avec le temps ? Lorsqu'une personne est dépourvue de tout secours humain, de toute consolation et réduite à la misère, celui qui jadis a reçu d'elle quelques marques de fidélité, éprouve une grande amertume de ne pouvoir soulager de tels maux. Mais moi qui suis le seul ami véritable, j'accours vers l'âme désolée, lui apportant les fleurs fraîchement écloses de toutes les bonnes oeuvres qu'elle a pratiquées dans le cours de sa vie, par pensées, par paroles et par actions. Ces fleurs sont semées sur mes vêtements comme des roses et des lis pleins de fraîcheur. Au contact vivifiant de ma divine présence, cette âme renaît à l'espérance de la vie éternelle et se voit invitée à y recevoir la récompense de toutes ses oeuvres. La joie qu'elle conçoit à cette vue, la dispose à goûter le bonheur de l'éternelle félicité, au jour où se briseront les liens de son corps. Aussi peut-elle laisser éclater ses louanges et s'écrier dans l'élan d'une joie véritable : Voici que l'odeur de mon Bien-Aimé est comme l'odeur d'un champ fertile ! (Genèse, XXVII, 27.) En effet, comme le corps est formé de divers membres unis entre eux, ainsi trouve-t-on dans l'âme l'ensemble des affections telles que : la crainte, la douleur, la joie, l'amour, l'espérance, la haine et la modeste pudeur. Autant l'homme se sera servi de ses passions ou affections pour augmenter ma gloire, autant il trouvera en moi ces jouissances ineffables, ces délices de la paix qui disposent l'âme à goûter la béatitude éternelle. A la résurrection future, lorsque ce corps mortel revêtira l'incorruptibilité, chaque membre recevra une récompense spéciale pour les oeuvres qu'il aura accomplies et les travaux qu'il aura exécutés en mon nom et pour mon amour. Mais l'âme obtiendra une récompense bien plus sublime pour la componction et l'amour qu'elle aura ressentis, ou même simplement pour la vie qu'elle aura donnée au corps.»
4. Mais comme celle-ci, toujours émue de compassion pour, ce fidèle proviseur du monastère, recommençait à prier le Seigneur avec ferveur, afin qu'il le récompensât de ses labeurs et de ses peines, le Seigneur répondit: « Son corps, qui se fatigue pour moi dans ces travaux, m'est comme un trésor dans lequel je dépose autant de drachmes d'argent qu'il fait de démarches pour remplir sa charge. Son coeur est comme un coffret où je place avec joie une drachme d'or toutes les fois que pour ma gloire il songe à pourvoir aux besoins de ses administrés. » Elle dit alors avec admiration : « O Seigneur, cet homme ne me semble pas si parfait qu'il exécute toutes ses oeuvres uniquement pour votre gloire ; il est souvent. je le crois, poussé par d'autres motifs : le désir d'un gain temporel, ou le bien-être qui en résultera. Comment alors vous, ô mon Dieu, qui êtes la douceur sans mélange, affirmez-vous trouver en lui tant de délices? » Le Seigneur daigna répondre : « Sa volonté est tellement subordonnée à la mienne que je suis toujours la cause principale de ses actes. C'est pourquoi il retire une récompense inestimable de toutes ses pensées, de ses paroles et de ses oeuvres. Cependant, s'il s'appliquait à chaque affaire avec une plus grande pureté d'intention, il relèverait tous ses travaux dans la proportion où l'or l'emporte sur l'argent. S'il avait soin enfin de diriger vers moi ses projets et ses sollicitudes avec cette même pureté d'intention, ils en seraient tous ennoblis, comme l'or brillant et sans alliage est plus précieux qu'un or terni par les siècles.»
1. Allusion au verset 2 du psaume xv, où David dit à Dieu : Deus meus es tu, quoniam bonorurn meorum non eges.
CHAPITRE LXX
DU MÉRITE DE LA PATIENCE.
1. Il arriva qu'une personne se fit, en travaillant, une blessure dont elle souffrit beaucoup. Celle-ci, touchée de compassion, demanda à Dieu de sauvegarder ce membre blessé dans un travail légitime. Le Seigneur répondit avec bonté : « I1 n'y a pas de danger, mais cette personne obtiendra une grande récompense pour le mal qu'elle endure. De plus, tous ses autres membres qui se sont efforcés de soulager ce membre blessé, obtiendront aussi une récompense éternelle. Si on trempe une étoffe dans un bain de safran, tout autre objet qui tombe dans la même teinture prend aussi cette couleur ; de même, quand un membre souffre, tous les autres membres qui lui portent secours sont récompensés avec lui. »
2. Elle dit alors: « Mon Seigneur, comment les membres qui s'aident mutuellement obtiendront-ils une si grande récompense, puisqu'ils n'agissent pas afin que la personne blessée souffre avec patience et pour votre amour, mais seulement dans le but d'alléger sa douleur? » Le Seigneur lui fit cette consolante réponse : « La souffrance que nul remède humain n'a pu adoucir et que l'homme a supportée pour mon amour, se trouve sanctifiée par la parole que j'ai dite à mon Père au moment suprême de mon agonie: « Pater, si fieri potest, transeat a me calix iste ! 1 : Père, si c'est possible, que ce calice s'éloigne de moi. » (Matth. xxvi, 39.) En disant cette parole, l'homme acquiert beaucoup de mérites et une grande récompense. »
3. Elle poursuivit : « Est-ce qu'il ne vous est pas plus agréable, ô mon Dieu, que l'homme souffre avec patience tout ce qui peut se présenter, plutôt que d'être patient seulement quand il ne peut échapper à la souffrance ? » Le Seigneur répondit : « Ceci est caché dans l'abîme des divins jugements et dépasse l'intelligence de l'homme. Mais pour parler humainement, il en est de ces deux souffrances comme de deux couleurs ayant chacune tant de vivacité et d'éclat, qu'il est difficile de juger celle qui mérite la préférence. » Elle désira vivement alors que, par ces paroles qui lui seraient rapportées, la personne blessée dont nous avons parlé reçût du Seigneur une consolation efficace. « Non, dit le Seigneur, mais apprends que, par une secrète disposition de ma Sagesse infinie, je lui refuse cette douceur pour que son âme soit plus éprouvée et se distingue par trois vertus: la patience, la foi, l'humilité :
La patience, car si dans ces paroles elle trouvait la consolation que tu ressens toi-même, sa douleur serait extrêmement adoucie et le mérite de sa patience amoindri.
La foi, afin qu'elle croie plus fermement sur le rapport d'autrui ce qu'elle n'éprouve pas elle-même, car saint Grégoire à dit 2: « La foi n'a plus de mérite, lorsque la raison humaine lui apporte son expérience. »
Enfin l'humilité, par la persuasion que d'autres ont lavantage de connaître par inspiration divine ce qu'elle-même ne mérite pas de savoir. »
1. Cette parole est citée d'après le répons : In monte Oliveti au Jeudi saint. C'est le texte liturgique et non celui de la sainte Ecriture elle-même, comme on le voit encore ailleurs dans ce livre.
2. Homélie XXVI sur l'évangile.
CHAPITRE LXXI
DE LA CONFESSION DES BIENFAITS DE DIEU.
1. Elle priait un jour avec compassion pour une personne qui avait proféré contre Dieu des paroles impatientes, demandant pourquoi le Seigneur lui envoyait de si grandes peines supérieures à ses forces. Le Seigneur lui dit : « Demande à cette personne quelles épreuves seraient proportionnées à ses forces, et dis-lui, attendu qu'elle ne peut obtenir le royaume des cieux sans supporter la douleur, qu'elle choisisse maintenant les souffrances qui lui agréent, et lorsqu'elles lui adviendront, qu'elle conserve la patience. » Elle comprit alors que c'est une sorte d'impatience très dangereuse, de croire que l'on serait patient dans certaines circonstances de son choix, mais non lorsqu'il s'agit de supporter les maux envoyés par Dieu. L'homme doit, au contraire, regarder avec confiance comme plus avantageux ce qui lui vient de la main du Seigneur. S'il néglige de pratiquer la patience, il doit s'en humilier sincèrement. Le Seigneur ajouta en la caressant avec tendresse : « Et toi, que penses-tu de ton sort? Est-ce que je t'envoie aussi de trop lourdes peines ? -- Nullement, ô mon Seigneur, répondit-elle; mais je confesse en toute vérité et je confesserai jusqu'à mon dernier soupir, que vous avez disposé toutes choses d'une manière si admirable, pour mon corps et mon âme, dans l'adversité comme dans la prospérité, que nulle sagesse au monde, depuis le commencement des siècles jusqu'au dernier jour, n'eût pu vous égaler, ô seule Sagesse incréée, Dieu très doux, qui atteignez avec force d'une extrémité à l'autre, et disposez tout avec douceur. » (Sagesse, VIII, 1.)
2. Alors le Fils de Dieu s'empara d'elle et, la conduisant au Père, lui demanda comment elle lui rendrait hommage. Elle dit: « Autant que je le puis, je vous rends grâces, ô Père saint, par Celui qui siège à votre droite, pour les dons magnifiques dont m'a comblée votre générosité. Je reconnais hautement que nulle puissance humaine n'eût pu me les octroyer comme le fait cette puissance divine, qui, par sa vertu, communique la vie à toute créature. » De là il la conduisit au Saint-Esprit pour qu'elle rendît aussi hommage à sa bonté : « Je vous rends grâces, dit-elle, ô Esprit-Saint, doux Paraclet, par Celui qui, avec votre coopération, s'est fait homme dans le sein de la Vierge. Malgré mon indignité, vous m'avez prévenue à ce point des bénédictions gratuites de votre douceur, qu'aucune autre bonté n'eût agi comme la vôtre, où se cachent, d'où procèdent, avec laquelle se reçoivent tous les biens. »
3. Le Fils de Dieu la serra dans ses bras et lui accorda son baiser en disant : « Après cet hommage solennel, je te prends sous ma garde spéciale, plus qu'aucune autre créature, et plus que je ne te le dois par droit de création, par droit de rédemption, et même par droit de spéciale élection. » Elle comprit à ces mots que le Seigneur reçoit en sa garde spéciale l'âme qui loue la bonté divine et se confie avec gratitude à la Providence, comme un prélat se met dans l'obligation de pourvoir aux besoins de celui qui, par la profession religieuse, est devenu son sujet.
CHAPITRE LXXII
EFFETS DE LA PRIÈRE.
1. En priant une autre fois pour plusieurs personnes qui lui avaient été recommandées, elle se souvint de l'une d'elles avec une spéciale affection : « O Seigneur plein de bonté, dit-elle, que votre paternel amour veuille bien m'exaucer quand je l'invoque pour cette personne. » Le Seigneur répondit : « Je texauce fréquemment lorsque tu pries pour elle.» Elle objecta : « Pourquoi donc alors parle-t-elle toujours de son indignité, et réclame-t-elle si souvent mon secours, comme si vous ne lui donniez jamais aucune consolation? » Le Seigneur dit: « La manière délicate pour cette épouse d'exciter mon amour envers elle, et l'ornement qui lui convient le mieux, c'est surtout qu'elle se déplaise dans son propre état ; cette grâce s'accroît quand tu pries davantage pour elle. »
2. Un jour, comme elle priait encore pour cette même personne, ainsi que pour d'autres, le Seigneur lui dit : « Je les ai attirées plus près de moi, c'est pourquoi il faut qu'elles soient purifiées par quelques épreuves. Elles sont comme une jeune enfant qui, à cause de sa tendre affection pour sa mère, veut être à ses côtés, sur le même siège. II arrive qu'elle est moins commodément assise que ses surs qui se placent à leur gré autour de leur mère. En outre, la mère ne pourra voir aussi facilement celle qui est à son côté que les autres enfants assises en face d'elle. »
CHAPITRE LXXIII
AVANTAGES DE LA PRIÈRE.
I. - Le manque de foi retarde l'effet de la prière.
Un jour, elle se prosterna dévotement aux pieds du Seigneur, afin de prier pour plusieurs personnes et pour diverses intentions qui lui avaient été recommandées. Après avoir imprimé sur les plaies sacrées du Sauveur les baisers les plus fervents, elle lui exposa ses demandes. Au même moment elle vit une source jaillir du Cur même du Fils de Dieu et répandre ses eaux tout alentour, comme pour lui montrer que ses prières étaient exaucées. Elle dit alors : « A quoi servira-t-il que j'aie prié pour ces personnes, puisqu'elles n'en ressentent aucun effet, et n'ont par conséquent aucune confiance ni aucune consolation ? » Le Seigneur répondit par cette comparaison : « Lorsqu un roi conclut la paix, après une longue guerre, ceux qui sont au loin ignorent cette heureuse nouvelle jusqu'au moment où il est possible de la leur annoncer; de même ceux qui restent loin de moi par la défiance ou d'autres défauts ne peuvent sentir que l'on prie pour eux -- Mais, Seigneur, reprit celle-ci, dans le nombre des personnes pour lesquelles je vous ai prié, il en est qui, d'après votre propre témoignage, sont assez proches de vous. - Tu dis vrai, répondit le Seigneur ; cependant celui à qui le roi veut signifier ses ordres par lui-même doit attendre que son maître ait jugé le temps opportun ; de la même façon je me propose de manifester à ces âmes l'effet de ta prière au montent le plus utile. »
Elle pria ensuite d'une manière spéciale pour une personne qui lui avait été quelque temps à charge, et reçut cette réponse : « Comme il ne peut arriver qu'on ait le pied blessé sans que le cur y compatisse ; de même il est impossible à ma tendresse paternelle de ne pas regarder d'un oeil miséricordieux, celui qui est excité par un mouvement de charité à me supplier pour le salut du prochain, bien qu'il soit chargé du poids de ses propres fautes, et qu'il reconnaisse avoir besoin pour lui-même de l'indulgence divine. »
II. - Ce qu'il faut demander pour les malades.
C'est un devoir d'humanité de prier souvent pour les malades. Celle-ci, voulant un jour s'en acquitter, supplia le Seigneur de lui indiquer ce qu'elle devait demander pour tel infirme. Le Seigneur répondit : «Prononce seulement pour lui avec dévotion deux paroles:
1° demande que je lui conserve la patience ;
2° demande que tous les instants de sa maladie servent à procurer ma gloire et le bien de son âme, comme l'a ordonné de toute éternité mon amour paternel. »
Le Seigneur ajouta : « Toutes les fois que tu rediras cette prière, ton mérite et celui du malade s'accroîtront de la même façon que s'augmente l'éclat du coloris, quand le peintre retouche son tableau. »
III. - Ce qu'il faut demander pour les supérieurs.
Elle priait aussi pour les dignitaires de l'Église, et plus d'une fois le Seigneur lui fit connaître que ce qui lui était le plus agréable dans les personnages arrivés aux premières charges, était qu'ils les eussent comme ne les ayant point, c'est-à-dire qu'ils exerçassent leurs fonctions comme si elles leur étaient confiées pour un jour ou pour une heure, se tenant toujours prêts à les quitter, sans toutefois cesser de travailler selon leurs forces à procurer la gloire de Dieu. Aussi devraient-ils toujours se dire en leur cur : Allons, hâte-toi de travailler pour Dieu, et tu déposeras volontiers ta charge, lorsque tu reconnaîtras avoir fait tous tes efforts pour procurer le triomphe de Dieu et le salut du prochain.
IV. - Effet d'une demande de prières.
Elle invoqua le Seigneur pour une personne qui, par elle-même ou par des intermédiaires, avait demandé ses prières avec une dévote humilité. Or elle vit le Seigneur se pencher avec bonté vers cette âme, l'envelopper d'une splendeur céleste et, dans cette lumière, lui communiquer sa grâce avec tout ce qu'elle espérait obtenir. En même temps celle-ci reçut du Seigneur cette instruction : « Toutes les fois qu'une personne se recommande aux prières d'une autre, avec la confiance d'obtenir ainsi la grâce divine, le Seigneur la récompense selon son désir, lors même que celle dont elle a réclamé l'assistance aurait négligé de prier dévotement. »
CHAPITRE LXXIV
DE DIVERSES PERSONNES D'UN ORDRE DIFFÉRENT.
I. - De l'une comparée à l'aigle royal.
Comme elle priait pour une personne dont l'âme était pleine de grands désirs, le Seigneur lui fit cette réponse : « Dis-lui de ma part que si elle désire s'unir à moi par le lien d'un amour intime, elle ait soin de se construire à mes pieds un nid formé des grappes de sa propre misère et des branches de ma grandeur. Qu'elle s'y repose dans le souvenir continuel de sa bassesse, car l'homme mortel est de sa nature enclin au mal, lent à faire le bien, et il est nécessaire que la grâce de Dieu le prévienne. Qu'elle pense fréquemment à ma miséricorde et se souvienne que je suis comme un bon père, disposé à la recevoir, si après sa faute elle revient à moi par la pénitence. Si elle désire s'envoler du nid pour chercher sa pâture, qu'elle vienne en mon sein et se rappelle avec une amoureuse reconnaissance les bienfaits dont ma surabondante tendresse a entouré son âme. Si elle souhaite porter plus loin son vol et étendre encore plus haut les ailes de ses désirs, que, d'un élan rapide comme celui de l'aigle, elle s'élève au-dessus d'elle-même par la contemplation des choses célestes et soutienne son vol devant ma face. Soulevée sur les ailes des séraphins dans l'essor audacieux de l'amour, qu'elle contemple le Roi dans sa beauté avec les yeux purifiés de l'esprit.
« Mais parce que tout homme ne peut, dans la vie présente, demeurer longtemps sur les sommets de la contemplation, car il ne les atteint, dit saint Bernard, qu'à des heures rares et pour des moments bien courts 1, l'âme doit replier encore ses ailes par le souvenir de sa misère et descendre dans son nid pour y prendre du repos. Ensuite elle trouvera de nouveau ses délices à voler par l'action de grâces vers les champs fleuris de l'amour, pour atteindre bientôt dans l'extase de l'esprit les sommets de la divine contemplation. Par ces divers mouvements, c'est-à-dire soit qu'elle rentre en elle-même par la considération de sa propre misère, soit qu'elle en sorte pour recevoir mes bienfaits, soit enfin qu'elle s'élève par la contemplation des choses célestes, toujours elle trouvera les joies du paradis. »
1. Rara hora, parva mora Commentaire du Cantique des Cantiques, XXXIII, 15.
Il. - D'une autre dont la vie est figurée par trois doigts du Seigneur.
Elle se souvint aussi d'une autre personne qui lui avait été dévotement recommandée. Cette personne, après avoir passé dans le monde les années de sa jeunesse, avait ensuite abandonné le siècle pour se vouer à Dieu dans l'état religieux. Celle-ci se tourna donc vers le Seigneur pour lui présenter son propre cur et lui rappeler sa divine promesse : Le cur de son épouse devait lui servir de canal pour répandre les bienfaits célestes sur les âmes qui les auraient humblement sollicités par son entremise 1. Aussitôt le Fils de Dieu lui apparut assis sur son trône royal ; il tenait ce cur qu'elle lui avait présenté ; elle vit aussi la personne, objet de ses prières, s'avancer devant le trône du Seigneur et fléchir les genoux avec respect. Le Seigneur étendit vers elle sa main gauche en disant : « Je la recevrai dans mon incompréhensible Toute-Puissance, dans mon insondable Sagesse, et dans mon infinie Bonté. » Tout en prononçant ces mots, il présentait à cette personne trois doigts de sa main gauche, savoir : l'index, le médium et l'annulaire. De son côté, cette personne touchait de ses trois doigts correspondants ceux du Seigneur. Par un mouvement rapide, le Seigneur retourna ensuite sa main bénie, de sorte que la main de la personne se trouva dessous et la sienne au-dessus. Il voulait par ces trois doigts et le geste qui suivit, indiquer trois manières de régler la vie de cette âme:
1° Qu'elle se soumette avec humilité, avant toute entreprise, à la toute-puissance divine et se considère comme un serviteur inutile qui a consumé la vigueur de sa jeunesse dans la vanité, sans penser à Dieu son Créateur ; qu'elle demande alors à cette toute-puissance divine la force de bien agir ;
2° qu'elle s'avoue indigne, en présence de la sagesse insondable de Dieu, de recevoir les douces clartés de la divine lumière, parce que depuis son enfance elle n'a jamais appliqué ses facultés à l'étude des choses divines, mais qu'elle s'en est plutôt servie pour satisfaire la vaine gloire. Après s'être plongée dans le plus profond abîme de l'humilité, qu'elle se dégage des choses terrestres pour se livrer à la contemplation, et qu'elle s'efforce dans la suite (en temps et lieux convenables) de communiquer au prochain les richesses abondantes que la divine libéralité aura répandues dans son âme;
3° qu'elle reçoive avec de grandes actions de grâces la bonne volonté, don gratuit accordé par la divine Bonté, pour pratiquer les conseils précédents.»
Le Seigneur paraissait porter au doigt annulaire de sa main gauche un anneau de vile matière, dans lequel se trouvait enchâssée une pierre remarquable, d'un rouge feu. Elle comprit que cet anneau figurait la pauvre vie de cette personne, vie qu'elle avait offerte à Dieu en renonçant au siècle pour militer sous le Seigneur Jésus-Christ. La pierre précieuse signifiait la libéralité de la divine miséricorde qui inclinait le Seigneur à enrichir cette âme du don de bonne volonté, par lequel toutes ses oeuvres deviendraient parfaites devant Dieu. C'est pourquoi sa voix, c'est-à-dire son intention. ne devrait plus redire que louanges et actions de grâces pour un si grand bienfait. Elle comprit encore ceci : Toutes les fois que cette personne, avec l'aide de Dieu, accomplirait une bonne uvre, le Seigneur mettrait aussitôt cette oeuvre à sa main droite sous la forme d'un anneau précieux et le montrerait à toute la milice céleste, comme pour se glorifier du présent de son épouse. Tous les habitants du ciel, stimulés par cette action, éprouveraient alors pour cette personne un sentiment analogue à celui que des princes peuvent ressentir pour l'épouse de leur roi, et ils lui témoigneraient la fidélité et le dévouement qui reviennent de droit à l'épouse chérie du souverain. De plus, tous les bons services que les membres de l'Église triomphante rendent à ceux qui militent sur la terre, ils les rendraient à cette personne, chaque fois que le Seigneur les y inviterait, en répétant l'acte que nous venons de décrire.
1. Voir chapitre LXVII.
III. -- Invitation à établir son nid dans la plaie sacrée de Jésus-Christ.
En priant pour une personne, elle reçut à son sujet cet enseignement destiné à régler sa vie : Lorsqu'elle aura établi son nid dans le creux de la muraille, c'est-à-dire dans le Cur sacré du Seigneur Jésus, qu'elle prenne son repos dans la profondeur de cette caverne et savoure le miel de la pierre, c'est-à-dire la bienveillance des aspirations de ce Cur déifié. Qu'elle médite attentivement dans les Écritures la vie admirable du Christ et s'efforce d'imiter ses exemples, principalement sur trois points :
1° le Seigneur passait souvent les nuits en prière; cette personne doit donc en toutes ses tribulations avoir recours à l'oraison.
2° Le Seigneur s'en allait prêchant par les villes et les bourgades ; elle doit chercher à donner le bon exemple au prochain, non seulement par ses paroles, mais aussi par ses actions, son attitude et sa démarche.
3° Le Christ répandait ses bienfaits sur tous ceux qui venaient vers lui ; elle-même doit accomplir le bien comme il suit : lorsqu'elle, se disposera à agir ou à parler, elle recommandera son action au Seigneur et l'unira aux oeuvres très parfaites du Fils de Dieu, afin qu'elle soit réglée et ordonnée selon son adorable volonté et pour le salut du genre humain. Luvre achevée, elle l'offrira de nouveau pour que le Seigneur la perfectionne et la présente à Dieu le Père comme tribut d'éternelle louange.
Celle-ci reçut encore cet enseignement : Chaque fois que cette personne voudra sortir de son nid, elle devra se servir de trois appuis: sur le premier elle marchera, elle s'appuiera à droite sur le second et à gauche sur le troisième :
Le premier appui est l'ardente charité par laquelle elle s'efforcera d'attirer à Dieu tous les hommes et de leur être utile pour la gloire du Seigneur, en union avec l'amour par lequel Jésus-Christ a opéré le salut du monde
Le second appui qui soutiendra sa droite est l'humble sujétion qui la soumettra à toute autorité à cause de Dieu. Elle aura soin en outre que ses paroles et ses actions ne scandalisent ni ses supérieurs ni ses inférieurs.
Le troisième appui, celui de gauche, est la vigilance exacte sur elle-même, grâce à laquelle ses pensées, ses paroles et ses actes seront préservés de toute souillure capable d'offenser Dieu.
IV. -- D'une âme qui se bâtit un trône devant le trône de Dieu.
Létat d'une autre âme, objet de ses prières, lui fut encore révélé. Cette personne lui apparut devant le trône de Dieu. Elle se construisait un trône magnifique formé de pierreries taillées et jointes ensemble par un ciment d'or pur. Parfois cette personne s'asseyait sur le trône comme pour s'y reposer, et d'autres fois elle se levait pour travailler à le rehausser encore davantage. Celle-ci comprit que les pierres précieuses représentaient diverses peines destinées à conserver et à ennoblir le don de Dieu en cette personne. Car le Seigneur prépare en cette vie un chemin dur et âpre pour ses élus, dans la crainte que les agréments de la route ne leur fassent oublier les joies de la patrie. Quant à l'or qui rejoignait ensemble ces pierres précieuses, il figurait la grâce spirituelle dont elle devait se servir, avec une pleine confiance et dans l'intérêt de son salut, pour joindre ensemble, comme par un ciment, toutes ses peines extérieures et intérieures.
Elle se reposait de temps en temps sur le trône, pour montrer qu'elle goûtait parfois les divines consolations. Mais elle se relevait ensuite pour bâtir de nouveau, figurant ainsi l'exercice continu des bonnes oeuvres qui fait avancer l'âme de jour en jour, et l'élève au sommet de la perfection.
V. -- D'une autre qui est représentée émondant un arbre.
Létat d'une autre âme lui fut aussi montré dans la prière : elle vit devant le trône de la Majesté divine un arbre magnifique, au tronc puissant, aux branches vigoureuses, aux feuilles brillantes comme l'or. La personne pour qui elle priait montait dans cet arbre, et, armée d'un outil, retranchait certains rameaux qui commençaient à se dessécher. Aussitôt qu'ils étaient taillés, on lui offrait une autre branche aussi belle que les premières pour remplacer les rameaux enlevés. Cette autre branche provenait du trône de Dieu qui apparaissait entouré de cette brillante verdure. A peine le rameau avait-il été greffé qu'il reprenait sa vigueur, produisait un fruit de couleur rouge, et l'âme cueillait ce fruit pour l'offrir au Seigneur qui semblait y trouver d'incomparables délices.
Cet arbre figurait l'état religieux où cette personne était entrée pour servir Dieu; les feuilles d'or signifiaient ses bonnes oeuvres accomplies dans l'Ordre. Par les mérites du parent qui l'avait amenée au monastère et recommandée à Dieu, ses oeuvres avaient une valeur qui surpasse toute valeur, comme l'or surpasse les autres métaux. Dans l'instrument qui lui servait à couper les branches, il faut voir la considération de ses propres défauts : après les avoir découverts, elle les retranchait par une digne pénitence. La branche enlevée auprès du trône de Dieu, pour être mise à la place du rameau coupé, figurait la vie très sainte et très parfaite de Jésus-Christ, laquelle, en vertu des mérites et des suffrages de ce parent dont nous avons parlé, était toujours mise en oeuvre pour réparer ses fautes. Enfin le fruit cueilli et offert au Seigneur signifiait la bonne volonté de cette âme pour se corriger, bonne volonté très agréable à Dieu à cause de sa sincérité. Nous savons, en effet, que le Seigneur préfère cette disposition à de grandes oeuvres accomplies sans pureté d'intention.
VI. -- Instruction pour une personne lettrée dont la vie est figurée par les trois apôtres sur le Thabor.
Comme elle priait pour deux personnes qui lui avaient été recommandées, mais dont elle ignorait les dispositions, elle dit au Seigneur : « Vous qui connaissez tous les curs, ô mon Dieu, daignez révéler à votre indigne servante, au sujet de ces deux âmes, ce qui est agréable à votre volonté et pourra procurer leur salut. » Le Seigneur dans sa bonté lui rappela deux révélations qu'elle avait eues autrefois, concernant deux autres personnes dont l'une était lettrée et l'autre ignorante, quoique toutes deux eussent renoncé au siècle. Il lui conseillait de faire part de ces révélations aux personnes dont elle s'occupait en ce moment, et il ajoutait : « Les cinq révélations qui précèdent et les deux suivantes sont un enseignement dont peuvent profiter les hommes de tout ordre et de toute profession. »
Voici la révélation qui concernait la personne lettrée. Le Seigneur dit à celle-ci : « Je l'ai prise avec mes apôtres pour la conduire sur la montagne de la nouvelle lumière. Qu'elle s'étudie à régler sa vie et ses oeuvres d'après la signification des noms des apôtres qui m'accompagnèrent sur le Thabor :
Pierre, selon les interprètes, signifie agnoscens 1 : celui qui connaît ; qu'elle ait pour but, dans toutes ses lectures, d'arriver à se connaître elle-même par de sérieuses réflexions. Quand le livre traite par exemple des vices et des vertus, qu'elle examine s'il reste encore en elle quelque trace de ces vices, ou si elle a progressé dans la vertu. Lorsqu'elle aura acquis une plus parfaite connaissance d'elle-même, qu'elle s'efforce,
selon la signification du nom de Jacques (supplantator, celui qui est victorieux) de corriger tous ses défauts par une lutte vigoureuse, et d'acquérir par un effort constant les vertus qui lui manquent.
Comme le nom de Jean est interprété : in quo est gratia (celui qui est rempli de grâce), qu'en temps opportun, le soir ou le matin, elle s'efforce de rejeter au loin toutes les choses extérieures pour se recueillir en elle-même, s'occuper de moi et chercher à connaître ma volonté. Alors, soit que je lui inspire de me louer, de me remercier pour mes bienfaits personnels ou généraux; soit que je l'invite à prier pour les pécheurs ou pour les âmes du purgatoire, elle aura soin de pratiquer cet exercice pendant le temps déterminé, et d'y apporter toute sa dévotion. »
1. Assurément, d'après le mot hébreu phathar, qui signifie interpretatus est. Ludolphe le Chartreux, dans sa Vita Christi, traduit de la même façon : Petrus qui est interprété agnoscens. Part. II, chap. III.
VII. -- Instruction pour une personne illettrée chargée de la cuisine.
Voici la révélation qui concerne la personne illettrée : Celle-ci ayant prié pour l'âme qui s'attristait de ne pouvoir vaquer librement à l'oraison à cause de sa charge, elle reçut cette réponse : « Je ne l'ai pas choisie pour me servir seulement une heure, mais pour demeurer avec moi sans interruption tout le jour ; elle atteindra ce but si elle accomplit toutes ses actions pour ma gloire, et avec la même ferveur que si elle était en prière. Elle pourra ajouter cette pratique : elle souhaitera que ceux qui profitent de son labeur n'entretiennent pas seulement les forces de leur corps, mais progressent dans mon amour et soient affermis dans le bien. Quand elle aura agi de la sorte, ses actions et ses travaux seront pour moi comme des mets soigneusement préparés et relevés par des assaisonnements choisis. »
CHAPITRE LXXV
L'ÉGLISE EST ICI FIGURÉE PAR LES MEMBRES DU CHRIST.
1. Tandis qu'elle priait pour une personne, le Seigneur Jésus Roi de gloire lui apparut, pour lui montrer, sous la forme physique de son corps, l'Église qui est son corps mystique, puisqu'il est appelé son Époux et son Chef comme il l'est en réalité. II paraissait donc orné à droite de magnifiques vêtements royaux, tandis que tout son côté gauche était à nu et couvert de plaies. Celle-ci comprit que la partie droite représentait toutes les âmes élues qui appartiennent à l'Église et sont prévenues par le Seigneur des bénédictions de sa douceur par un don spécial de la grâce et les mérites de leurs vertus personnelles. Le côté gauche figurait les imparfaits qui sont encore chargés de vices et de défauts. Les ornements de la droite du Seigneur marquaient les hommages et les bienfaits spirituels que certaines personnes prodiguent, avec une dévotion particulière, à ceux qu'elles voient s'élever au-dessus des autres par l'excellence de leur vertu et le don de la divine familiarité ; car faire du bien aux âmes élues à cause des grâces dont Dieu les comble, c'est ajouter un nouvel ornement au côté droit du Seigneur. II en est qui répandent volontiers leurs bienfaits sur les bons, mais qui mettent tant de dureté dans la répression des méchants et des imparfaits, que par leur impatience ils les aigrissent au lieu de les corriger. Ceux-là paraissent frapper furieusement à coups de poing les plaies du Seigneur ; par leur violence ils en font jaillir le sang sur leur visage qui en est tout souillé et défiguré. Néanmoins le Seigneur, vaincu par sa propre tendresse, excité aussi par l'amour de ses amis particuliers auxquels ces personnes ont fait du bien, agit comme s'il ne voyait rien. Il porte son attention sur les bienfaits reçus par ses amis, et avec les vêtements qui décorent sa droite, c'est-à-dire avec les mérites de ses élus, il efface les taches qui souillent le visage des autres.
2. Le Seigneur ajouta : « S'ils voulaient du moins, en soignant les plaies de leurs amis, apprendre à guérir les ulcères de mon corps, qui est l'Eglise c'est-à-dire à corriger les défauts du prochain ! II faut d'abord, pour obtenir ce résultat, les toucher avec précaution et par des admonitions charitables, les dégager de leurs imperfections. Si on voit que ces moyens n'amènent aucun résultat, on doit alors les reprendre avec une fermeté croissante afin de les guérir. Mais il y en a qui n'ont aucun souci de mes plaies : tels sont ceux qui, connaissant les défauts du prochain, le méprisent à cause de ses vices, mais ne voudraient pas l'avertir par un seul mot, dans la crainte de s'attirer quelque ennui. Ils apportent cette vaine excuse de Caïn: « Numquid custos fratris mei sum ego : Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gen. iv, 9.) Ceux-là semblent poser sur mes plaies un onguent qui les envenime au lieu de les guérir, et engendre la corruption ; car sous le couvert du silence ils laissent croître dans l'âme du prochain des défauts qu'ils auraient pu corriger par quelques paroles dites à propos.
3. « D'autres aussi signalent au prochain ses défauts, mais ne le voyant pas immédiatement corrigé ou châtié au gré de leurs désirs, ils s'irritent, puis sous le coup de l'indignation ils jurent en leur cur de ne rien dévoiler à l'avenir, de ne corriger personne, puisqu'on n'apporte aucune attention à leurs discours. Ils ne manquent pas cependant d'accuser durement en eux-mêmes le prochain et de le noircir par des détractions, sans jamais prononcer une parole d'avertissement ou de correction. Ceux-là semblent aussi se servir d'un onguent qui recouvre mes plaies à l'extérieur et les ronge en même temps à l'intérieur comme le ferait un trident rougi au feu.
4. « Il en est encore qui s'abstiennent de corriger le prochain moins par malice que par insouciance ceux-là me marchent sur les pieds. D'autres enfin ne songent qu'à exécuter leur propre volonté : il leur importe peu que mes élus soient scandalisés, pourvu que tout les satisfasse : ceux-là prennent mes mains et les percent avec des alènes rougies au feu.
5. « Il en est qui aiment sincèrement les prélats pieux et parfaits, et ne cessent, comme il est juste, de les révérer et de les exalter par leurs paroles et leurs actes. Mais ils jugent avec rigueur et déprécient outre mesure les prélats qui ne gardent pas leur règle ou qui sont pleins de défauts. En ce cas ils ornent la partie droite de ma tête avec des pierreries et des perles ; quant à la partie gauche qui est meurtrie, et que je désirais appuyer sur eux pour trouver un peu de soulagement, ils semblent la repousser et la frapper du poing sans aucune pitié.
6. « D'autres applaudissent aux mauvaises actions des prélats et des supérieurs pour s'attirer leur bienveillance et obtenir la liberté de satisfaire en tout leur volonté propre. Ceux-là tournent violemment ma tête en arrière, et me font éprouver de grandes douleurs; de plus, en insultant à mes souffrances, ils semblent se moquer des plaies qui couvrent ma face. »
7. Puisque dans cette révélation le Seigneur paraît s'identifier à son Église au point que les bons sont comme le côté droit de son corps et les méchants le côté gauche, tout chrétien doit chercher avec la plus grande attention comment il pourra servir le membre sain ou le membre malade du Christ. Ce serait une chose vraiment abominable de voir un homme déchirer les plaies de son ami, les couvrir d'un onguent empoisonné, repousser sa tête lorsqu'il voudrait la reposer sur lui ou la lui retourner violemment en arrière. Que l'homme déteste donc sa faute si, par sa dureté, il a plutôt offensé que servi le Seigneur Dieu son Créateur et son Rédempteur, et qu'il s'efforce de s'amender pour être utile à ce très fidèle bienfaiteur au lieu de lui nuire. Qu'il fasse tout le bien possible aux plus parfaits, afin de les exciter à de nouveaux progrès; qu'il entoure de soins les imparfaits pour les corriger. Qu'il obéisse avec amour quand les supérieurs commandent ce qui est bien et qu'il supporte leurs défauts avec respect. Qu'il évite toutefois de les flatter s'ils agissent d'une façon répréhensible, et ce qu'il ne pourra corriger par des discours, qu'il s'efforce de l'améliorer par de fervents désirs et des prières silencieuses offertes à Dieu.
CHAPITRE LXXVI
DE LA COMMUNICATION SPIRITUELLE DES MÉRITES.
1. Une autre personne s'étant dévotement recommandée à ses prières, celle-ci, dès sa première entrée à l'oratoire, demanda au Seigneur que cette âme eût part à toutes les oeuvres que Dieu laissait faire à son indigne servante : ses jeûnes, ses prières et ses autres actes de piété. Le Seigneur lui répondit: « Je communiquerai à cette âme toutes les faveurs que la libéralité sans bornes de ma Divinité t'accorde gratuitement et t'accordera jusqu'à ta mort. » Elle reprit : « Puisque l'Église entière participe à tout ce que vous daignez accomplir en moi ou par moi votre indigne servante, et aussi en tous vos élus, cette personne reçoit-elle de votre bonté quelque chose de plus, lorsque, en vertu d'une affection spéciale, je demande qu'elle ait part à tous les bienfaits que vous m'accordez ? » Le Seigneur répondit par cette comparaison : « Une noble damoiselle, qui sait préparer des perles et des pierreries pour en faire des joyaux dont elle orne sa sur aussi bien qu'elle-même, relève ainsi l'honneur de son père, de sa mère et de toute sa maison. Bien que la louange du public s'adresse surtout à celle qui porte les colliers façonnés par elle-même, la sur bien-aimée, parée de bijoux semblables quoique moins élégants peut-être, sera plus admirée que les autres surs qui n'ont rien reçu. De même, quoique l'Église participe à toutes les faveurs accordées à chacun des fidèles en particulier, l'âme qui les reçoit en retire un plus grand profit, et ceux à qui elle désire les communiquer en bénéficient ensuite plus que l'ensemble des autres chrétiens. »
2. Elle rappela alors au Seigneur que cette personne avait souvent envoyé des présents pendant la maladie de la chantre Dame M. (1), de sainte mémoire ; et regrettait de ne l'avoir pas assez obligée, comme de s'être trop rarement entretenue avec elle du salut de son âme, par crainte de la déranger ou de la fatiguer. Le Seigneur répondit : « A cause de la bonne volonté et de la joyeuse libéralité avec lesquelles cette personne a soulagé si souvent mon élue tout en conservant le désir de l'aider davantage, elle me sert encore chaque jour à ma table, comme un illustre prince qui sert à la table de l'empereur son maître. Je me suis complu dans tous les exercices par lesquels M. la chantre a pu m'honorer, en usant des forces qu'elle puisait dans les soulagements envoyés par cette personne. Je veux non seulement parler des secours matériels qu'elle a donnés, mais encore de ses pensées, de ses actes et de ses paroles qui soutenaient mon élue en toute occasion. Quant à son regret de n'avoir pas eu assez d'entretiens avec M., j'y suppléerai moi-même : un époux qui aime tendrement son épouse et qui la voit, par une extrême délicatesse, trop timide pour lui demander ce qu'elle désire pourtant beaucoup ; cet époux, dis-je, est touché de la sage réserve de sa bien-aimée et lui accorde deux fois plus qu'elle ne souhaitait. Ainsi je lui donnerai largement moi-même ce qui lui manque.
3. « Ensuite, pour toute la joie qu'elle éprouve à la vue des bienfaits dont j'ai comblé mon élue, son âme recevra dans le ciel, avec d'ineffables délices, le rejaillissement des grâces que j'ai accordées à M. Ce rayonnement qui s'échappera de l'âme de mon épouse, c'est la splendeur infinie de la divine clarté qui l'illumine. Comme les rayons du soleil dardent sur la surface des eaux et se réfléchissent sur la muraille, ainsi l'éclat de mes bienfaits brillera dans les âmes qui furent prévenues sur la terre de la douceur de mes bénédictions, et se réfléchira éternellement sur celles qui éprouvent ici-bas une joie spéciale à la pensée de cette gloire. Toutefois il y aura cette différence qu'elles brilleront, non comme la surface opaque d'une muraille, mais à la façon d'un miroir très pur qui réfléchit distinctement l'image placée devant lui. »
1. C'est sainte Mechtilde qui venait de mourir.
CHAPITRE LXXVII
UTILITÉ DE LA TENTATION.
Elle pria un jour le Seigneur pour une personne assaillie par la tentation, et reçut la réponse suivante : « Je permets cette tentation pour lui faire connaître et déplorer son défaut; elle s'efforcera ensuite de le vaincre, elle sera humiliée de n'y pouvoir parvenir, et cette humiliation effacera presque entièrement à mes yeux d'autres défauts qu'elle n'a pas encore remarqués. L'homme qui voit une tache sur sa main, ne lave pas seulement la tache, mais lave ses deux mains. Il les purifie ainsi de toutes les souillures qu'il n'eût peut-être pas enlevées, si cette tache plus visible ne lui en avait fourni l'occasion. »
CHAPITRE LXXVIII
LA COMMUNION FRÉQUENTE PLAÎT A DIEU.
1. Une personne excitée par le zèle de la justice se permettait d'en juger plusieurs autres; elle les trouvait peu dévotes, peu préparées, et se tourmentait de les voir s'approcher souvent de la communion. I1 lui arrivait même de leur en faire publiquement des reproches, de sorte que certaines personnes concevaient de la crainte et n'osaient plus communier.
2. Celle-ci demanda au Seigneur s'il approuvait cette façon d'agir, et il répondit : « Mes délices sont d'être avec les enfants des hommes, et dans l'excès de mon amour j'ai institué ce sacrifice afin qu'on le renouvelât souvent en mémoire de moi. Je me suis engagé à rester dans ce mystère avec les fidèles jusqu'à la consommation des siècles. Quiconque sefforce d'éloigner de la communion une âme qui n'est pas en état de péché mortel, arrête ou suspend les délices que j'aurais trouvées en cette âme. Celui-là ressemble à un précepteur sévère qui empêcherait le fils du roi de jouer avec les enfants pauvres de son âge, malgré le plaisir quy trouverait le jeune prince. Ce maître aurait jugé qu'il convient plus à l'enfant de recevoir les honneurs dus à son rang, que de se divertir sur la place publique au jeu de paume ou à quelque autre amusement. » Celle-ci dit alors : « Si cette personne était résolue à ne plus donner à l'avenir de tels avis, lui pardonneriez-vous ses exagérations ? » Le Seigneur répondit : « Non seulement je lui pardonnerais, mais je trouverais dans sa résolution un plaisir semblable à celui que goûterait le fils du roi, si son précepteur, changeant d'avis, lui amenait volontiers, pour partager ses jeux, les jeunes amis chassés auparavant par un excès de sévérité. »
CHAPITRE LXXIX
AVANTAGES DU ZÈLE.
1. Celle-ci priait pour une personne qui s'attristait et craignait d'avoir offensé Dieu en corrigeant avec dureté certaines négligences qui auraient pu, à son avis, donner un exemple funeste pour l'observance régulière. Elle reçut du meilleur des maîtres l'instruction suivante : « Si quelqu'un désire que son zèle soit pour moi le plus beau sacrifice de louange, et assure à son âme un grand profit, il devra surtout s'appliquer à trois choses :
1° montrer toujours un visage aimable à la personne dont il corrige les défauts (c'est du reste ce que demande la bienséance à l'égard du prochain) et, tout en exigeant ce qui est bien, user de paroles et de procédés charitables ;
2° avoir soin de ne pas divulguer les fautes en des lieux où il ne peut espérer que le coupable se corrige ou que ceux qui entendent soient discrets ;
3° lorsque la conscience signale un défaut à reprendre, ne se laisser arrêter par aucun respect humain, mais chercher en toute charité les occasions de détruire le mal, dans l'unique but de procurer la gloire de Dieu et le salut des âmes. Alors on sera certainement récompensé en proportion de sa peine, et non d'après le succès obtenu ; car si les efforts n'amènent aucun résultat, ce sera pour le malheur de ceux qui n'ont pas voulu écouter ou qui ont osé résister.»
2. Comme elle priait encore pour deux personnes qui étaient en discussion, l'une croyant défendre la justice et l'autre maintenir la charité envers le prochain, le Seigneur lui dit : « Quand un bon père voit ses petits enfants s'amuser devant lui, et s'exercer à des luttes joyeuses, il rit parfois, ou fait semblant de n'en rien voir. Mais, à un moment donné, s'il s'aperçoit que lun des combattants s'acharne sur son frère, il se lève, et châtie le coupable. De même, moi qui suis le Père des miséricordes, aussi longtemps que je vois ces personnes discuter avec douceur et bonne intention, je n'y prête aucune attention, quoique je préfère les voir en paix. Mais si l'une vient à traiter l'autre avec dureté, elle ne pourra éviter la correction que lui infligera la verge de ma justice paternelle. »
CHAPITRE LXXX
UTILITÉ FUTURE DL LA PRIÈRE.
Une autre personne se plaignait souvent de ne retirer aucun profit des prières faites pour elle. Celle-ci porta cette plainte au Seigneur et lui demanda pourquoi il en était ainsi. Le Seigneur répondit : « Demande à cette personne ce qu'elle trouverait plus avantageux pour un cousin ou pour quelqu'un de ses parents à qui elle souhaiterait voir attribuer un bénéfice ecclésiastique : qu'on lui en conférât seulement le titre, ou qu'on lui en donnât immédiatement les revenus, (bien qu'il soit encore jeune écolier), et qu'on le laissât disposer de cet argent suivant son caprice? La simple raison humaine jugera qu'il est plus utile d'octroyer seulement à cet enfant le titre d'un bénéfice, destiné à lui procurer dans l'avenir de grands revenus ; car. si on lui en remet maintenant la valeur, il pourra la dissiper en dépenses inutiles, et se retrouver plus tard aussi pauvre et malheureux. Que cette personne ait donc confiance en ma sagesse et ma bonté divines. Je suis son père, son frère, et l'ami de son âme. Je veillerai sur ses intérêts temporels et spirituels avec une plus fidèle sollicitude qu'elle n'en mettra jamais à soigner les intérêts d'un parent. Qu'elle soit persuadée que je garde pour un temps propice et fixé d'avance, les fruits de toutes les prières que l'on m'a adressées pour elle : je les lui remettrai intégralement lorsque rien ne pourra plus les corrompre ou les amoindrir. Cette disposition lui sera beaucoup plus salutaire, car, si elle éprouvait de la consolation aussitôt après une prière faite en sa faveur, cette joie serait peut-être bientôt troublée par la vaine gloire et desséchée par l'orgueil; ou bien, si je lui donnais la prospérité temporelle, son âme y pourrait trouver une occasion de chute. »
CHAPITRE LXXXI
AVANTAGES DE L'OBÉISSANCE.
L'hebdomadière récitait de mémoire le capitule de Matines avec intention de satisfaire ainsi au précepte de la Règle 1 qui ordonne en effet de dire cette leçon par cur. Cette bonne intention, ayant été révélée à Celle-ci, elle vit que cette âme acquérait ainsi un mérite égal à celui que lui eût procuré la prière d'autant de personnes que le capitule contenait de mots.
Elle comprit aussi les paroles que saint Bernard suppose être dites à un homme par les actions de toute sa vie, lorsqu'il en est à l'article de la mort : « C'est toi qui nous a faites, nous sommes tes oeuvres, nous ne t'abandonnerons pas, mais nous serons toujours avec toi et t'accompagnerons ait tribunal de Dieu 2. » Dieu permettra alors que toutes les actions d'obéissance paraissent comme autant de personnages illustres qui consoleront celui qui les aura faites et intercéderont pour lui auprès du Seigneur. Chaque bonne oeuvre accomplie par obéissance, et rendue parfaite par la pureté d'intention, obtiendra à l'homme le pardon de quelque négligence. Ce sera une consolation extrême pour 1'agonisant.
1. Règle de saint Benoît, chap. XII.
2. .Meditationes piissimae, chap. 11, 5, inter spuria.
CHAPITRE LXXXII
RECOMMANDATION D'UNE HEBDOMADIÈRE QUI LISAIT LE PSAUTIER 1.
Une hebdomadière qui devait réciter le psautier prescrit pour la Congrégation demanda à celle-ci de prier pour elle. Pendant cette prière, celle-ci vit en esprit le Fils de Dieu prendre cette hebdomadière avec lui pour la conduire devant le trône de Dieu le Père. Le Fils pria son Père céleste de faire entrer cette âme en participation de l'ardent amour et de la fidélité avec lesquels lui-même avait désiré la gloire de son Père et le salut du genre humain. Il voulait qu'aidée par ce secours, l'hebdomadière obtint la réalisation de tous ses désirs. Lorsque le Fils eut invoqué son Père, cette personne pour laquelle il avait prié, parut couverte de vêtements semblables aux siens. Et comme nous lisons que le Fils de Dieu se tient debout devant son Père afin d'intercéder pour l'Église, de même celle-ci, comme une autre reine Esther, se tenait devant Dieu le Père afin de prier avec le Fils pour son peuple, c'est-à-dire pour sa Congrégation. Elle s'acquitta de son obligation tout entière sans quitter cette attitude, et le Père céleste accepta ses paroles en deux manières : d'abord comme un seigneur qui obtient d'un répondant le montant de la dette dont celui-ci s'est fait caution pour les débiteurs ; ensuite comme un maître qui reçoit de son intendant une somme d'argent afin de la distribuer à ses plus chers amis. Celle-ci voyait encore le Seigneur exaucer toutes les prières que cette personne lui adressait pour la Congrégation, et la placer devant lui, afin qu'elle distribuât aux autres surs du monastère tout ce qu'on viendrait demander pour elles.
1. A Helfta comme à Cluny on avait l'usage de réciter certains psaumes de surérogation qui. allongeaient beaucoup l'office. Ces psaumes étaient appelés Psalmi familiares par abréviation, pour Psalmi pro familiaribus tam vivis quam pro defunctis. Les Psaumes Graduels prescrits pour certains jours sont un reste de cette coutume. Les Psalmi familiares étaient récités au chur, au commencement ou à la fin de chaque heure canoniale. La coutume de réciter le psautier entier soit chaque jour, soit chaque semaine, existait aussi parmi les moines et les moniales dès les premiers temps monastiques, mais comme dévotion privée surajoutée aux heures canoniales. I1 est cependant possible qu'en certaines communautés on se soit partagé le psautier, ou bien que le psautier entier ait été récité par une seule religieuse députée par le convent, soit chaque jour, soit chaque semaine. Ceci est une simple conjecture, car nous n'avons trouvé aucun fait à l'appui, sauf pour les suffrages des défunts qui étaient une pratique commune. Il paraîtrait d'après cela que le psautier auquel il est fait allusion ici désigne plutôt certains des Psalmi familiares mentionnés plus haut, pour la récitation desquels, à Helfta, une moniale était désignée par semaine (noter que c'est le terme d'hebdomadière qui est employé), récitation qu'elle faisait en dehors du temps de l'office, seule, ou avec quelques autres moniales. D'un autre côté, il est évident que certains des Psalmi familiares se disaient en commun, par exemple le Miserere pendant le chapitre, à la veille de Noël, comme il est rapporté au Livre IV, ch. II.
A côté de ces coutumes, on trouve celle de réciter certains offices votifs en plus de celui du jour ; par exemple l'office de la sainte Trinité composé du temps d'Alcuin, l'office de la sainte Vierge recommandé par saint Pierre Damien, et l'office de tous les Saints, beaucoup moins répandu. Nos suffrages sont un souvenir de ces offices qui s'étaient beaucoup multipliés jusqu'au xv° siècle, mais seulement comme dévotion privée.
CHAPITRE LXXXIII
UTILITÉ DE LA SUJÉTION
1. Celle-ci priait le Seigneur de corriger lui-même le défaut d'un de ses supérieurs ; elle reçut cette réponse: « Ignores-tu que non seulement cette personne, mais encore celles qui sont à la tête de cette Congrégation si aimée, ont toutes quelques défauts? Personne ici-bas n'en est exempt. C'est là un effet de la bonté, de la douceur et de la tendresse excessives avec lesquelles j'ai choisi cette Congrégation. Ses mérites prendront par là de merveilleux accroissements, car il faut bien plus de vertu pour se soumettre à une personne dont on connaît les défauts qu'à une autre dont les actions semblent irréprochables. » Elle reprit : « Bien que j'éprouve une joie extrême, ô mon Seigneur, à voir s'accroître les mérites des inférieurs, je désirerais cependant aussi que les supérieurs ne fussent pas en faute, et je crains que cela ne leur arrive quelquefois par fragilité. » Le Seigneur répondit : « Moi qui connais tous leurs défauts, je permets que dans les divers travaux de leur charge ils en manifestent quelque chose, sans cela ils n'arriveraient peut-être jamais à posséder une grande humilité. De cette façon, au contraire, les mérites des inférieurs s'accroissent par les défauts et les qualités des supérieurs, et les mérites des supérieurs gagnent autant par les défauts que par les progrès des inférieurs, comme tous les membres d'un même corps contribuent à son bien-être général. »
2. Celle-ci comprit alors la bonté et la sagesse infinies du Seigneur qui prépare avec tant d'industrie le triomphe des élus en se servant merveilleusement des défauts pour faire progresser les vertus. Si l'éclatante miséricorde de Dieu ne se fût montrée à elle que dans cette seule circonstance, toutes les créatures ne pourraient cependant jamais en louer assez le Seigneur.
CHAPITRE LXXXIV
DE LA VRAIE PURIFICATION DE L'HOMME.
1. Elle priait ensuite pour une personne affligée et reçut cette réponse : « Ne crains pas ; je ne permets jamais que mes élus soient accablés au-dessus de leurs forces, et je suis toujours auprès d'eux pour mesurer leur fardeau. Une mère qui veut réchauffer son petit enfant devant un foyer, tient toujours sa main entre le feu et l'enfant; de même quand je trouve à propos de purifier mes justes par la tribulation, mon but n'est pas de les perdre, mais de les éprouver et de les sauver. »
2. Elle priait également pour une personne qu'elle avait trouvée en défaut. Dans l'ardeur de ses désirs, elle dit entre autres choses au Seigneur : « O Seigneur, bien que je sois la dernière des créatures, j'ose, dans l'intérêt de votre gloire, vous prier pour cette personne ; mais vous, Puissance infinie à qui rien ne résiste, pourquoi ne m'exaucez-vous pas ? » Le Seigneur répondit: « Comme par ma puissance infinie je puis toutes choses ; de même, par mon insondable sagesse, je les connais et les dispose toutes comme il convient. Quand un roi de la terre, maître des forces et des volontés, veut voir ses écuries parfaitement propres, il n'abaisse pas sa majesté jusqu'à faire le travail de ses mains royales; ainsi je ne retire jamais un homme du mal où il est tombé par sa propre faute, à moins que lui-même se faisant violence et changeant de volonté, ne se montre digne de mon amour. »
CHAPITRE LXXXV
COMMENT LE SEIGNEUR SUPPLÉE POUR LA CRÉATURE.
Celle-ci considérait une sur qui circulait dans le chur pendant Matines, pour avertir les moniales d'observer certaines règles, dont l'oubli pouvait produire certaines confusions dans l'office divin. Elle demanda au Seigneur comment il agréait ce zèle. Le Seigneur répondit : « Si quelqu'un, dans l'intention de me glorifier, prend soin d'éviter toute négligence durant l'office divin, et s'il avertit les autres dans le même but, je supplée à l'imperfection inévitable de sa dévotion et de son attention. »
CHAPITRE LXXXVI
DE L'OFFRANDE DES ADVERSITÈS ET DE LA PERTE DE CEUX QUI NOUS SONT CHERS.
Comme elle priait pour une personne très désolée de voir une de ses amies malade à en mourir, elle reçut du Seigneur cette instruction : « Un homme craint de perdre, ou même a déjà perdu un ami qui lui est cher, près duquel il trouvait non seulement les consolations de l'amitié, mais aussi les conseils nécessaires pour le progrès de son âme. Cet homme m'offre avec une volonté droite le chagrin qui oppresse son cur, et se voyant dans l'impossibilité de garder son ami, il consent à le perdre si j'y trouve une plus grande gloire, préférant ainsi ma volonté à la sienne. Certes, s'il maintient son âme dans cette disposition, ne fût-ce qu'une heure, ma bonté divine gardera à son offrande toute la perfection qu'il lui avait donnée, et tout ce qu'il souffrira dans la suite à cause de la fragilité humaine contribuera à son salut éternel. Car des pensées s'élèveront de son cur brisé; il se dira: « Quel secours ! quelle consolation, quel soulagement j'aurais reçus de cet ami, et j'en suis privé! » Mais, parce qu'il m'a offert sa douleur, ces pensées disposeront son cur à recevoir la divine consolation qui se répandra dans son âme en proportion des regrets poignants qui l'ont saisi par ma permission. Ma bonté naturelle me force pour ainsi dire à agir de la sorte ; l'orfèvre n'est-il pas obligé d'enchâsser dans son travail d'or ou d'argent autant de pierreries qu'il a préparé de cavités pour les recevoir? Ma divine consolation est représentée par les pierres précieuses, parce qu'on attribue à certaines de ces pierres des propriétés spéciales. Et en effet, cette consolation céleste achetée par l'homme au prix de souffrances passagères possède une telle vertu, que nul en ce monde ne peut subir une perte si grande qu'il n'en soit dédommagé au centuple dès ici-bas par ce divin secours, et mille fois plus encore dans l'éternité. »
CHAPITRE LXXXVII
COMMENT LE SEIGNEUR REPARE LES FAUTES DE FRAGILITE.
Elle priait une autre fois pour une personne qui désirait extrêmement posséder devant Dieu le mérite de la virginité, et qui craignait avoir contracté quelque souillure par suite de la fragilité humaine. Cette personne lui apparut entre les bras du Seigneur. Elle était revêtue d'une robe blanche comme la neige, dont les plis étaient disposés avec un grand art. Le Seigneur voulut bien, à ce sujet, donner à celle-ci l'instruction suivante : «Lorsque, par suite de la faiblesse humaine, une souillure ternit un peu la virginité ; si l'âme regrette ce mal et fait pénitence, ma bonté transforme ces fautes en ornements analogues aux plis qui donnent à un vêtement sa grâce et sa beauté. Cependant, comme cette parole de l'Écriture demeure toujours vraie : « Iricorruptio proximum facit esse Deo : La parfaite pureté rapproche lhomme de Dieu » (Sagesse, vi, 20) ces mêmes taches pourraient se contracter par le fait de péchés si graves qu'ils mettraient obstacle aux douceurs de l'amour divin, comme la multiplicité des vêtements de l'épouse gêne, en quelque sorte, les embrassements de l'Époux.
CHAPITRE LXXXVIII
DES OBSTACLES APPORTÉS PAR L'ATTACHEMENT AU PROPRE SENS.
Celle-ci priait pour une âme qui désirait obtenir le secours des consolations divines, et elle reçut du Seigneur cette réponse : « Cette âme met elle-même obstacle à l'effusion de la grâce. Lorsque j'attire mes élus par le goût très suave de mon amour, celui qui tient obstinément à son propre sens, agit comme un homme qui se couvrirait le nez avec son vêtements pour ne pas respirer le doux parfum des aromates. Mais celui qui, pour mon amour, renonce à ses propres lumières, afin de suivre celles d'autrui, acquiert d'autant plus de mérites qu'il s'est fait plus de violence. Il a en effet pratiqué l'humilité et remporté une complète victoire. C'est pourquoi l'Apôtre a dit : « Non coronabitur nisi qui legitime certaverit : Nul ne sera couronné s'il n'a légitimement combattu. » (II Timoth., II, 5.)
CHAPITRE LXXXIX
LA VOLONTÉ EST ACCEPTÉE POUR LE FAIT.
Comme elle priait pour une personne qui trouvait beaucoup de difficultés dans un travail qu'on lui avait enjoint, le Seigneur daigna l'instruire par cette comparaison : « Voilà un homme qui pour mon amour veut entreprendre un grand travail dans lequel il redoute de telles difficultés, que sa dévotion en subira peut-être du détriment. Si dans ce cas il préfère l'accomplissement de ma volonté au bien de son âme, j'estimerai tellement sa bonne intention que je la prendrai pour un fait accompli. Cet homme pourrait ne jamais même commencer son travail, et je l'en récompenserais cependant comme s'il l'avait achevé et n'avait mis aucune négligence à l'accomplir. »
CHAPITRE XC
NE PAS PRÉFÉRER LES CHOSES EXTÉRIEURES
AUX CHOSES INTÉRIEURES
Comme celle-ci priait pour une personne souvent ennuyée par suite de certaines combinaisons qui dépendaient pourtant de sa volonté, le Seigneur lui fit cette réponse: « Ces peines la purifient des souillures qu'elle a contractées en préférant parfois, pour des raisons humaines, les avantages extérieurs au profit intérieur. -- Nous ne pouvons cependant vivre sans l'usage des biens extérieurs, reprit celle-ci : comment donc cette personne a-t-elle péché en y pourvoyant, puisque cette charge lui est confiée ? » Le Seigneur répondit: « C'est pour une noble damoiselle un honneur et un ornement de porter un manteau doublé de fourrure tigrée. Mais si elle s'avisait de retourner le manteau et de porter les fourrures à l'extérieur, ce qui était pour elle une parure honorable deviendrait une cause de confusion. Sa mère ne pourrait souffrir cet affublement ridicule et se hâterait de jeter au moins sur les épaules de sa fille un second vêtement, dans la crainte qu'on ne la prît pour une insensée. Et moi, parce que j'aime tendrement cette personne qui est ma fille, je dissimule son défaut sous un manteau, c'est-à-dire sous les ennuis qui résultent de ses occupations elles-mêmes, sans pourtant qu'il y ait de sa faute. De plus, je la revêts de la patience comme d'un ornement de choix, car j'ai ordonné dans l'Évangile de chercher avant tout le royaume de Dieu (Luc, xvi, 31), c'est-à-dire le progrès des choses intérieures. Quant à ces choses extérieures, je n'ai même pas dit de les chercher en second lieu, mais j'ai promis de les donner par surcroît. » Tout religieux qui désire être l'ami particulier de Dieu, devra peser attentivement la vérité de cette grande parole.
FIN DU LIVRE TROISIÈME