La vie de Charles Peguy.

22/05/2020


Charles Péguy

Biographie

CHARLES PEGUY 1873-1914

I La cité harmonieuse

II Les Cahiers de la quinzaine

III La dent du dieu qui mord


Enfance

  • Charles Péguy est né le 7 janvier 1873 à Orléans. Il est le premier et l'unique enfant d'une famille d'artisans modestes. Sa mère et sa grand-mère maternelle sont rempailleuses de chaise ; son père, ouvrier menuisier, a laissé sa santé sur les barricades de 1870. Il meurt alors que Charles n'a que dix mois. Les deux femmes entre lesquelles grandit le petit garçon s'activent du matin au soir afin de gagner l'argent nécessaire aux besoins du foyer. Charles, sitôt qu'il tient debout, entre dans la danse : lever matinal, soins du ménage, tâches modestes qu'il peut accomplir pour aider sa mère. Pourtant, rien d'infernal dans cette cadence. Loin de lui paraître accablante, elle reste liée dans sa mémoire au paradis de l'enfance. Chez les Péguy, on est à son compte, on ne subit pas l'autorité du patron. On travaille par nécessité, bien sûr, mais aussi par goût, et si l'existence comporte son lot de soucis pour la veuve Péguy et sa vieille mère, le garçonnet ne perçoit de cette vie laborieuse que l'allégresse, le rythme et la satisfaction du travail accompli.

    L'ardeur à l'ouvrage et l'amour du travail bien fait sont tout le patrimoine de Charles Péguy. Certes il est d'humble origine, mais ce n'est pas un "déshérité". Lorsqu'il se penche sur sa lignée, c'est pour tirer gloire d'une ascendance qui ne comprend ni grand nom, ni fortune, et qui pourtant recueille toute la richesse d'un peuple. "L'anonyme est son patronyme" : par cette formule de la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, il rend hommage à la foule de ceux qui ont existé avant lui, analphabètes comme sa grand-mère, intelligents et braves comme elle, capables de durer et de créer en dépit des épreuves.

    Dans L'Argent, ouvrage paru en 1913, un an avant la mort de Péguy, "l'homme de quarante ans" nous dépeint le monde de son enfance. C'est un monde idéalisé, paré de toutes les vertus que le présent n'a plus : "De mon temps, tout le monde chantait." Le culte du travail, la sobriété des mœurs sont la marque de ce monde révolu. Pourtant, Péguy n'a pas toujours eu ce regard sur son passé. Un autre texte, écrit bien plus tôt et resté inachevé, ajoute une touche d'ironie à la nostalgie des souvenirs. Son titre, à lui seul, est révélateur : Pierre, commencement d'une vie bourgeoise. Le jeune homme qui se penche alors sur son enfance ne la considère pas avec la même indulgence que l'auteur de L'Argent... Le milieu d'artisans dont il est issu, loin d'incarner toutes les vertus sociales, connaît l'ambition et même une sorte d'arrivisme. La mère du petit Pierre, double de Péguy, lui enseigne à bien travailler, à bien obéir, dans l'espoir d'avoir une honnête situation, une petite retraite, une maison à soi, bref lui transmet un idéal petit-bourgeois avec lequel Péguy prendra ses distances. En dépit de son parcours personnel, s'élever dans la société, ne sera jamais pour lui un objectif. Bien au contraire, ce qu'il souhaite, c'est que soit rendu à chacun la dignité de son état : "Tous ensemble et chacun séparément premiers." Telle est sa conception de la démocratie. Aussi ne voit-il qu'une "perversion de l'esprit démocratique" dans la fierté que sa mère tire de sa réussite, et qu'il raille en ces termes : "Que le fils d'un ouvrier mécanicien fût reçu à Saint-Cyr (...) c'était tout à fait bien. Qu'un fils d'instituteur fût reçu à Polytechnique, c'était mieux encore. Et que le fils d'une rempailleuse de chaises fût reçu à l'Ecole normale supérieure, c'était la gloire même."

  • L'école

    • L'école est la part la plus précieuse de l'enfance de Péguy. Elle lui a donné sa chance, non en l'extrayant de son milieu, mais en lui permettant d'être lui-même et d'épanouir les dons qu'il avait pour le travail intellectuel. De ses maîtres de l'enseignement primaire, les "hussards noirs de la République", il fait des héros, et sa première école, il nous la dépeint comme un lieu d'enchantement. Cet émerveillement demeure tout au long de ses études. Dans L'Argent, il évoquera son entrée en sixième comme une expérience tout à la fois vertigineuse et décisive. Vertigineuse, parce qu'elle le fait accéder à un univers de connaissances insoupçonnées : "Ce que fut pour moi cette entrée dans cette sixième à Pâques, l'étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l'ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde, voilà ce qu'il faudrait dire, mais voilà ce qui m'entraînerait dans des tendresses." Décisive, parce que sans le discernement de M. Naudy, le directeur de l'école, qui l'orienta vers le lycée alors que ses origines sociales le destinaient plutôt à l'enseignement professionnel, rien sans doute de ses engagements ni de son œuvre ne serait advenu.

Boursier, Péguy poursuit un parcours sans faute jusqu'au baccalauréat. Le concours d'entrée à l'Ecole normale supérieure se révèle un obstacle plus redoutable, et il doit s'y reprendre à trois fois pour être reçu, en 1894. Le petit garçon studieux est devenu un jeune homme ardent, qui séduit ses camarades par sa personnalité puissante. Loin de s'enfermer dans l'étude, il se passionne pour le sort des hommes. En khâgne au lycée Lakanal, il fait une collecte auprès de ses condisciples pour les ouvriers en grève de Carmaux. Déjà, la haute figure de Jaurès le fascine.

Premiers engagements : le socialisme et l'affaire Dreyfus

  • Jean Jaurès, normalien, professeur de philosophie, est un intellectuel qui a décidé d'entrer dans l'action politique pour promouvoir son idéal de justice sociale. D'abord député de centre gauche, il adhère au socialisme à l'époque où ce courant de pensée, nourri des utopies de la première moitié du dix-neuvième siècle, n'a pas encore subi l'attraction du marxisme. A l'Ecole normale supérieure, Péguy subit l'influence de ce grand aîné, relayée par celle de Lucien Herr, le bibliothécaire de l'Ecole. Avec quelques camarades, il se livre à de grands débats d'idées dans sa chambre, baptisée la "thurne Utopie". Dès 1895, Péguy devient membre du Parti socialiste.

Avant de s'engager politiquement, l'étudiant milite à la Mie de Pain, une association caritative qui distribue de la nourriture aux indigents de la capitale. Pour Péguy, supprimer la misère est le premier devoir, parce que la misère prive l'homme de son humanité. Il ne la confond pas avec la pauvreté, qu'il a connue dans son enfance, et dont il ferait presque un idéal de vie. La pauvreté engendre la solidarité. La misère est synonyme d'exclusion. Le miséreux est mis au ban de la société, mais, plus radicalement, n'ayant pas les moyens de penser à autre chose qu'à sa survie, il est rejeté hors de l'humanité. Or toute la pensée de Péguy et tous ses engagements reposent sur le refus de l'exclusion. Penseur dans la cité, Péguy est d'abord un penseur de la cité, qui ne peut admettre qu'aucune créature, humaine ou animale, demeure en marge, soit "étrangère".

En même temps, il est hostile à toute forme d'asservissement du singulier au collectif. Loin d'opprimer l'individu, la communauté doit lui permettre d'exister au mieux de ses possibilités. Pour sa survie, elle exige de lui une part de travail, celle qu'il est en mesure de fournir conformément à ses goûts et à ses aptitudes ; en contrepartie, elle lui assure la "tranquillité". La société socialiste de Péguy ne cherche aucunement à transformer les hommes en leur inculquant des principes ou une idéologie. Au contraire, elle s'efforce, par son organisation économique, de leur donner la possibilité d'exister tels qu'ils sont, dans leur diversité.

Cette vision que Péguy déploie dès 1896 dans un texte de jeunesse intitulé Marcel, Premiers Dialogues de la cité harmonieuse, exprime l'essence de son socialisme. Elle permet de comprendre tout ce qui devait l'opposer au socialisme historique qui se met en place avec la création de la S.F.I.O. unifiée sur les bases du marxisme, et se développe tout au long du XXe siècle pour culminer dans le communisme totalitaire. L'unité fait horreur à Péguy, car elle suppose l'uniformité. Pour lui, il n'y a pas de révolution sociale légitime sans respect de la personne et de sa singularité. Le socialisme doit libérer les individus du joug économique qui les empêche d'être eux-mêmes ; il ne doit en aucun cas les aliéner à un système de pensée, une idéologie. C'est pourquoi le maître-mot de la pensée politique de Péguy, qu'il oppose à l'unité, est l'harmonie, c'est-à-dire la coexistence dans la diversité.

Mais pour l'heure, le jeune normalien est tout à l'enthousiasme de sa conversion au socialisme. A Orléans, il fonde un groupe d'étudiants socialistes, au grand dam de sa mère, qui redoute les ennuis que pourraient lui valoir ses activités politiques. Il a demandé une année de congé afin de pouvoir se consacrer à sa première grande œuvre : une vie de Jeanne d'Arc, qu'il rédige de fin 1895 à fin 1896. L'héroïne, qui n'a pas encore été canonisée ni accaparée par la droite nationaliste, est alors célébrée par les républicains comme une figure patriotique, sortie du peuple et sauvant le peuple. Ce qui fascine en elle le jeune Péguy, c'est son engagement solitaire au cœur de la mêlée. Bouleversée par le spectacle de la guerre qui ravage les campagnes, elle n'hésite pas à prendre les armes et à se lancer à son tour dans "la bataille humaine". La Jeanne de Péguy incarne à la fois la grandeur et les limites de l'engagement individuel. L'œuvre est dédiée à "toutes celles et tous ceux qui auront lutté contre le mal universel", et particulièrement à celles et ceux qui "auront connu le remède", c'est-à-dire le socialisme. Jeanne d'Arc était seule avec ses voix improbables pour combattre la violence, l'injustice, le pouvoir. Son action, toute éclaboussée de gloire, ne pouvait que sombrer dans l'échec et la mort dégradante. Péguy, lui, croit avoir trouvé dans le socialisme la panacée, et l'on sent dans sa pièce, en contrepoint à l'aventure tragique et singulière de la bergère guerrière, l'assurance de celui qui se sait partie prenante d'un grand mouvement collectif.

Cet enthousiasme des premiers temps conduit Péguy à des initiatives audacieuses. Encouragé par Lucien Herr, il s'associe à d'autres camarades, parmi lesquels Léon Blum, le futur dirigeant de la S.F.I.O., pour fonder une maison d'édition socialiste, la Société Nouvelle de Librairie et d'Edition. Bien qu'il se soit inscrit à l'Agrégation de philosophie, Péguy est prêt à renoncer à l'enseignement et à la carrière universitaire pour une existence plus risquée, toute entière vouée à la transmission de ses convictions. Le métier de libraire ainsi entendu lui convient à merveille, et il adresse finalement sa démission au directeur de l'Ecole normale supérieure afin d'avoir les mains libres pour se lancer dans la carrière de son choix.

Ses amis l'ont honoré de leur confiance en lui confiant les rênes de la société fondée en commun. C'est qu'il s'est déjà acquis une réputation parmi ses condisciples de la rue d'Ulm. Il impressionne tant par sa rigueur intellectuelle que par son audace dans l'action. L'année 1898 a vu les passions se déchaîner autour de l'affaire Dreyfus : dans le sillage de Jaurès et de Zola, Péguy s'engage, signant des pétitions, manifestant à la tête de groupes d'étudiants en faveur du capitaine injustement accusé. Alors, il combat en "chef militaire" de l'Ecole normale supérieure. Avec Jaurès, il est convaincu que le devoir des socialistes est de s'élever contre la raison d'Etat quand elle fait cause commune avec l'injustice, même si la victime de cette injustice est un "bourgeois".

A plus forte raison, si c'est un juif. L'antisémitisme sévit alors en France dans toutes les classes de la société, y compris parmi les rangs des socialistes. Jaurès, en prenant la défense du capitaine Dreyfus, est loin de faire l'unanimité dans son parti. Péguy, quant à lui, est révulsé par toutes les formes d'exclusion. Mais il est en outre en sympathie profonde avec le peuple juif. On peut dire que c'est l'un des rares, sinon le seul, intellectuel français véritablement philosémite. Il développe avec de nombreux juifs des liens d'amitié. Le plus cher à son cœur sera Bernard-Lazare, journaliste anarchiste qui dénonça le premier la condamnation de Dreyfus. Au-delà des relations personnelles, Péguy, qui se dit le "commensal des Juifs" , c'est-à-dire celui qui mange à leur table, entretient une relation spirituelle avec Israël. Il médite l'histoire du peuple juif pour en développer une compréhension profonde et sans pareille. C'est là une des directions les plus originales que suivra sa pensée, magnifiquement aboutie dans les premières pages de la Note conjointe, et qui prend sa source dans l'affaire Dreyfus.

Péguy dissident

  • Tout ou presque de l'œuvre à venir est en germe dans ces premières années d'engagement. L'impulsion décisive est donnée par la dégradation des rapports de Péguy avec les membres de la Société Nouvelle de Librairie et d'Edition, et, au-delà, avec le socialisme officiel. Péguy, le chantre de l'harmonie, hanté par l'exclusion, ne devient lui-même qu'une fois mis au ban du groupe et réduit, comme sa chère Jeanne d'Arc, à l'action individuelle.

  • Jean Jaurès, dont le charisme grandissant fait une figure de premier plan, s'est donné pour tâche d'unifier le socialisme français. Jusqu'alors, existait une multitude de petites formations se réclamant du socialisme chacune à sa façon et selon sa sensibilité. Mais le mouvement a pris de l'ampleur ; une Internationale socialiste s'est fondée. La tendance est à l'union. Jaurès le comprend, et décide d'inscrire le socialisme français dans le mouvement de l'histoire, fut-ce en sacrifiant ses propres convictions. De fait, l'union se fera sur les positions de son adversaire Jules Guesde, influencé par les théories marxistes. Ce mouvement de l'histoire est précisément ce que Péguy refuse. Il refuse que son idéal, cet humanisme qui met au premier plan l'épanouissement de la personne libérée de la servitude économique, soit englouti par le monstre totalitaire. L'attitude de Jaurès lui paraît d'autant plus sacrilège que c'est par lui qu'il est venu au socialisme, que c'est à lui, le philosophe, l'érudit, qu'il doit l'éblouissante découverte d'une émancipation possible pour l'humanité.

    En décembre 1899 se tient un congrès lors duquel est adopté, au nom de l'unité du Parti, le principe de la censure dans les journaux et publications socialistes. Désormais, il y aura une vérité socialiste, à laquelle tous devront se conformer. Parce qu'il n'accepte pas ce tournant, Péguy se trouve en opposition avec les membres de la Société nouvelle de librairie et d'édition, qui, eux, suivent le Parti. La rupture est consommée. C'en est fini de la généreuse entreprise commune : l'animosité a fait place à la confiance réciproque. "Nous marcherons contre vous de toutes nos forces", telles sont les paroles qu'adressent à Péguy, par la bouche de Lucien Herr, ses anciens camarades.

    Dès lors, Péguy est seul. Seul contre ses amis d'hier, seul contre le mouvement de l'histoire. Mais il n'a renoncé à rien. Son socialisme, celui de ses premiers élans, il le fera vivre à travers une revue qui se confond avec la vie et l'œuvre de l'écrivain qu'il devient : Les Cahiers de la Quinzaine.

  • Claire Daudin 

  • Charles Péguy 

I La cité harmonieuse

II Les Cahiers de la quinzaine

III La dent du dieu qui mord


  • " Les femmes et les enfants "

    Au mois d'octobre 1897, Péguy a épousé Charlotte Baudouin, la sœur de son meilleur ami, mort peu de temps auparavant. Ce mariage le fait entrer dans une famille "d'intellectuels de gauche". Il y est bien accueilli : alors que sa mère ne comprend guère son évolution et se désole de le voir renoncer à une carrière sûre et honorifique, il est en plein accord idéologique et affectif avec sa belle-famille. Un premier bébé, Marcel, naît bientôt. Germaine, Pierre et Charles-Pierre verront le jour entre 1901 et 1915 .

    Le Péguy militant, qui arpente le Quartier Latin en proclamant l'innocence de Dreyfus, le Péguy des tout premiers écrits, où se formule un socialisme original et généreux, ce Péguy est donc un jeune père de famille. Rien d'étonnant à cela, étant donné son âge et l'époque à laquelle il vit. Pourtant, le mariage n'est pas pour Péguy un conformisme social. C'est une forme d'accomplissement et une responsabilité, un mode d'insertion dans l'existence. On a de Péguy l'image d'un homme austère, éloigné de toute frivolité, hostile au marivaudage. Pourtant, le caractère ardent et passionné de Péguy ne fait aucun doute. Lui-même s'est moqué des "kantiens, célibataires comme leurs maîtres", en lesquels il a ridiculisé le mépris de certains intellectuels pour tout ce qui ne relevait pas exclusivement de leur cerveau. Mais cette attaque perfide et drolatique ne fut pas menée au nom d'un hédonisme de jouisseur. Ce que Péguy oppose au célibat invétéré de certains de ses pairs, c'est la vie de famille. Rien de conventionnel dans cette option : se marier, avoir des enfants, c'est s'accomplir dans toutes les dimensions de son être et ne rien refuser de ses responsabilités.

    Dans ce choix entre en jeu la manière dont Péguy a considéré l'autre sexe, et le sexe en général. La femme est cette autre partie de l'humanité, avec laquelle il faut bâtir la cité harmonieuse. Sans elle, "toute œuvre est vaine" . Jamais elle ne constituera pour Péguy ce à quoi elle se réduit pour bon nombre d'hommes, parmi lesquels beaucoup de grands esprits : un réservoir de jouissances. S'il n'est pas un Don Juan, ce n'est ni par manque de séduction, ni par rigorisme, mais parce qu'il se refuse à considérer que toutes les femmes sont des femmes pour lui. Il ne consomme pas, mais se met dans un rapport de personne à personne. Sans pour autant nier la dimension sexuée : bien au contraire, il instaure dans la rencontre prévue entre l'homme et la femme une règle. Son rapport à la femme est régi par le respect filial, le contrat conjugal, et de grandes amitiés. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de difficultés. Les relations avec sa mère deviendront plus conflictuelles au fur et à mesure qu'il s'éloignera du modèle auquel elle l'avait identifié. Sa femme, quant à elle, n'acceptera pas sans réserve les aléas d'une existence privée de sécurité matérielle. Rien de plus révélateur, et de plus poignant, que le dernier hommage rendu par son mari : "vous ne m'avez pas fait perdre une ligne". La tendresse, l'affection, le bonheur ne sont peut-être plus au rendez-vous, mais la reconnaissance d'un respect mutuel dans lequel une œuvre sans pareille a pu s'édifier.

    "Contre les dérives du socialisme français"

    En janvier 1900, Péguy inaugure le siècle en lançant les Cahiers de la Quinzaine, revue bimensuelle qu'il fera paraître jusqu'à sa mort en 1914. Les premiers numéros des Cahiers sont consacrés à la critique des dérives totalitaires qu'il repère dans l'évolution du socialisme français. La "lettre du provincial", texte-programme de son premier numéro, ne donne aux Cahiers de la Quinzaine d'autre objectif que de "dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste". Dans la série des trois textes intitulés De la grippe, Encore de la grippe, Toujours de la grippe, il oppose "les misères du présent" aux lendemains qui chantent, qui repoussent dans les nuées du devenir l'avènement du bonheur de l'humanité : "Ne nous retirons pas plus du monde vivant pour considérer les sidérales promesses que pour contempler une cité céleste. (...) Préparons dans le présent la révolution de la santé pour l'humanité présente. Cela est beaucoup plus sûr. Travaillons.", déclare Péguy. Ce travail dans le présent, au cœur du monde vivant, Péguy le conçoit comme une œuvre de conversion. Il veut rendre les hommes sensibles à l'injustice et leur ouvrir des chemins de liberté. Mais cette démarche ne peut s'accomplir sous la contrainte. Elle demande une adhésion libre des individus, convaincus en leur for intérieur des bienfaits du socialisme. D'entrée de jeu, Péguy formule de façon rigoureuse son hostilité à la propagande, et se heurte dans les pages de sa revue à ses anciens camarades, qui lui reprochent son "anarchisme individualiste" : "La propagandisation ainsi entendue comme ils veulent qu'on la pratique a toujours conduit à faire massacrer les impropagandisables par leurs anciens amis propagandisés." leur répond-il dans un texte intitulé Pour moi.

    A l'endoctrinement Péguy n'a de cesse d'opposer l'enseignement. Le socialisme n'est pas un ensemble de préceptes qu'il faudrait faire entrer dans la tête des gens. C'est, pour Péguy, une disposition morale qui rend celui qui la possède sensible à la dignité de tout homme et à l'injustice du monde, en lui donnant la volonté d'y remédier. Cette attitude, il en est convaincu, peut se communiquer par le biais de la culture. Lui-même n'a-t-il pas fait l'expérience d'une véritable conversion grâce à l'enseignement reçu de Jaurès, le grand homme au savoir encyclopédique et à la parole chaleureuse ? Enseigner, c'est ouvrir des perspectives, ébranler des certitudes, révéler de la beauté. Voilà ce que Péguy veut réaliser à travers sa revue, la voie qu'il choisit et par laquelle il croit pouvoir diffuser son socialisme. Rien de plus éloigné de cette démarche que le principe de la lutte des classes adopté par le parti, qui privilégie les mouvements de masse au détriment du parcours individuel. Là encore, Péguy exprime clairement sa différence :

    ".. non seulement la lutte de classe n'a aucune valeur socialiste, mais elle n'a même aucun sens qui soit socialiste. Toute guerre est bourgeoise, car la guerre est fondée sur la compétition, sur la rivalité, sur la concurrence ; toute lutte est bourgeoise, et la lutte de classe est bourgeoise comme les autres luttes. (...) En ce sens la lutte de classe est pour tout socialiste un pis-aller bourgeois. Il est donc permis de désirer, d'espérer que la révolution sociale ne sera pas faite ainsi, qu'elle sera constituée par l'universalisation d'une culture socialiste, c'est-à-dire harmonieusement humaine."

    Une culture socialiste, c'est-à-dire harmonieusement humaine... Péguy avait déjà exprimé cette idée dans Marcel, Premiers dialogues de la cité harmonieuse : le socialisme n'invente rien de nouveau, il permet à l'humain d'épanouir sans entraves ses dispositions les plus hautes. Une fois de plus, l'opposition est totale, irréductible entre la pensée de Péguy et les positions adoptées par le socialisme officiel. Ce dernier en effet, son unité politique réalisée, pense à se doter d'un corps de doctrines et d'une vision du monde. Casse-cou !, crie Péguy, dans un petit texte magistral. C'est toujours le même danger qu'il dénonce dans le fait d'imposer un point de vue unique à la multitude : "Vous êtes moniste en métaphysique parce que vous êtes et comme vous êtes unitaire en politique" déclare-t-il à Jaurès, devenu son adversaire et l'interlocuteur privilégié de ces premiers Cahiers. Et Péguy de préciser sa propre attitude : "Je n'éprouve aucun besoin d'unifier le monde. Plus je vais, plus je découvre que les hommes libres et que les événements libres sont variés."

    De la même façon qu'il s'oppose à l'élaboration d'une vision du monde et d'une lecture de l'histoire socialistes, Péguy réprouve toute idée d'art socialiste. Là encore, le débat s'engage dans un texte intitulé Réponse brève à Jaurès, où Péguy rappelle que l'art est de l'homme, et que la seule attitude socialiste légitime en la matière est la mise à disposition des moyens qui permettront à l'artiste de créer en toute quiétude : "La révolution sociale nous donnera la libération de l'art, mais non pas un art socialiste."

    Les écrits de Péguy qui paraissent dans sa revue entre 1900 et 1902 sont donc une mise au point vigoureuse, voire acérée, de ses désaccords avec le socialisme français tel qu'il évolue. Aujourd'hui, alors que s'est achevé un siècle défiguré par les horreurs du totalitarisme, nous sommes frappés par la lucidité du jeune dissident qui dénonce dès leurs prémisses les travers dans lesquels devait sombrer l'une des plus belles aspirations de l'humanité.

    Fonctionnement des Cahiers

    Mais, en 1900, qui lit Péguy ? Et comment fonctionne sa revue ? Les Cahiers de la Quinzaine ne sont pas sa première expérience en matière de journalisme. Dès ses années de classe préparatoire, il avait convaincu bon nombre de ses camarades de souscrire en faveur d'un "journal vrai", qu'il entendait fonder pour lutter contre la corruption de la presse bourgeoise. Les premiers lecteurs des Cahiers de la Quinzaine seront donc ces souscripteurs. Ayant collaboré à plusieurs revues socialistes, Péguy peut espérer compter sur leur lectorat. Hostile à la publicité, il privilégie le bouche à oreille pour assurer la diffusion de sa revue. La croissance est lente : en quinze ans, il passera de quelques centaines d'abonnés à un maximum de deux milliers de fidèles. Parmi eux, une majorité d'instituteurs et de professeurs de province, et quelques grands noms de l'intelligentsia parisienne. Mais la visée de Péguy n'est pas d'ordre commercial. Il ne se fixe aucun impératif de rentabilité : assurer le bon fonctionnement de la revue et la survie de sa famille lui suffit. Cet objectif modeste ne sera pas facilement atteint... Le sens que Péguy donne à son entreprise, car c'en est une - "Toute la question est de savoir si on travaille dans l'entreprise ou hors de l'entreprise, dans l'ordre de l'entreprise ou dans l'ordre de la sécurité." - est tout intellectuel. Il s'agit de donner droit de cité à des idées, de les diffuser, de les mettre en discussion et de faire en sorte qu'elles s'acheminent jusqu'à des consciences. Car Péguy sait bien que la pensée a besoin d'un support, qu'elle doit se faire tangible pour exister vraiment et, circulant dans le corps social, le transformer. Sa revue sera le véhicule adéquat.

    Péguy n'édite pas que ses propres textes. Il a des collaborateurs, non rétribués, faute de moyens. Parmi eux Daniel Halévy, Romain Rolland, dont le roman Jean-Christophe voit le jour dans la revue de Péguy, les frères Tharaud, qui lui confient également leurs premiers essais littéraires. Les Cahiers de la Quinzaine n'ont pas véritablement de rubriques, mais on y trouve des comptes-rendus de la vie politique française, des "courriers" consacrés à des pays étrangers, des nouvelles. Cet éclectisme est dénoncé par certains lecteurs, qui ne voient pas en quoi des textes de natures si diverses peuvent servir le socialisme. Ils accusent Péguy de dilettantisme, ironisant sur les "fioritures de phrases" dont il orne sa revue. Mais si Péguy laisse leur point de vue s'exprimer en publiant leurs lettres, il y répond de façon péremptoire. Son travail, c'est précisément de déranger, voire de "mécontenter", d'ouvrir le débat et non pas d'aller tout uniment dans une direction donnée. Par ailleurs, Péguy est convaincu que la littérature est la mieux armée pour transformer les mentalités, parce qu'elle atteint à la fois la sensibilité et l'intelligence. Il tient le rejet du texte littéraire par les militants socialistes pour une marque d'étroitesse d'esprit et un manque de discernement. Publiant Jean Coste, roman d'Antonin Lavergne qui décrit la misère des instituteurs, il prévient ses lecteurs : "Ceux qui veulent qu'une œuvre d'art soit socialiste, ceux qui, avant de jeter les yeux sur le roman qu'on leur envoie, se demandent s'il entre ou n'entre pas dans les formules des docteurs et dans les motions des congrès seront ici déçus." L'œuvre ne peut témoigner du réel que si elle est conçue dans la plus entière liberté. Alors seulement, elle touche et met en branle.

    A l'assaut du monde moderne

    Cette conviction, Péguy la tient de son propre rapport à la culture. Maintes fois, il fera place dans ses textes aux classiques dont il est nourri, et dont les œuvres lues, relues, méditées, font avancer sa pensée. Corneille et Hugo sont ainsi incorporés à la prose de Péguy, qui les cite, les commente, mais toujours dans le mouvement de sa propre création. Il n'est donc pas surprenant que Péguy se soit intéressé à la manière dont la littérature était enseignée au lycée et surtout à l'Université. Tout un pan de son œuvre est consacré à la critique des méthodes adoptées par l'enseignement supérieur pour transmettre à la jeunesse les grands textes du passé. Les Cahiers de la Quinzaine, dont la boutique est située face à l'imposante Sorbonne, partent à l'assaut de cette forteresse du savoir, lui assénant sans complexe les coups les plus rudes. Là encore, le support de la revue permet à Péguy d'intégrer sa pensée dans un débat, et la dimension polémique de ses textes doit être interprétée en fonction de leur mode de diffusion. Péguy invective les mandarins et les pontes au nombre desquels il aurait pu compter avec le souci de contrebalancer leur influence. L'action et la transformation du réel sont toujours l'horizon de sa production intellectuelle.

    "Il y a un abîme pour une culture, pour une histoire, pour une vie passée dans l'histoire et dans l'humanité, pour une humanité enfin, entre figurer à son rang linéaire dans la mémoire et dans l'enseignement de quelques savants et dans quelques catalogues de bibliothèques, et s'incorporer au contraire, par des études secondaires, par des humanités, dans tout le corps pensant et vivant, dans tout le corps sentant de tout un peuple." Toute œuvre est vive. Un texte traverse les siècles, devient un classique, parce que des générations successives se sont nourries de lui, y ont puisé un aliment qui les a fait croître. Ce qui fait une œuvre, c'est précisément le potentiel de vie qu'elle recèle. L'art, sous toutes ses formes, n'a pour raison d'être que d'émouvoir et de mouvoir les hommes. Cette émotion est précisément ce que les meilleurs professeurs savent faire jaillir, quand ils découvrent à leurs élèves les trésors recélés par un grand texte. Dans les écrits de Péguy, abondent les louanges ou les portraits à charge de ses anciens professeurs, mais aussi les références littéraires et les commentaires d'œuvres, du Polyeucte de Corneille au Booz endormi d'Hugo.

    Rien à voir avec l'approche soi-disant scientifique des "modernes". Dans les premières années du siècle, de grands noms de l'Université mettent au point une méthodologie influencée par le positivisme. Ils abordent le texte non plus comme le réceptacle d'un sens, mais comme un matériau à disséquer. Désormais, il convient de traiter les œuvres avec objectivité, en les soumettant à toute une batterie d'examens. La littérature se métamorphose en une sorte d'archéologie qui chosifie les textes, simples supports d'analyses sophistiquées. En prenant pour cible Taine puis Brunetière, Péguy dénonce avec vigueur ce qu'il appelle "le règne et le triomphe du commentaire - sur le texte -, des références, des notes et annotations, des comparaisons et confrontations, de la glose, des reports, des systèmes, de la bibliographie, des documents, des citations, de l'immense, de l'inoubliable, de l'inépuisable appareil." A cet arsenal barbare, qui "empoigne si brutalement les ailes froissées du pauvre génie", Péguy oppose l'amour de l'œuvre, et nous apprend à lire : "ce que c'est que lire, c'est-à-dire entrer dans ; dans quoi, mon ami ; dans une œuvre, dans la lecture d'une œuvre, dans une vie, dans la contemplation d'une vie, avec amitié, avec fidélité, avec même une sorte de complaisance indispensable, non seulement avec sympathie, mais avec amour."

    Si les Cahiers des deux premières années sont consacrés à la critique des déviations du socialisme, entre 1904 et 1909, le motif que l'on rencontre le plus fréquemment sous la plume de l'écrivain est celui du monde moderne. La réflexion de Péguy, toujours en débat avec son temps, traque les insuffisances de ce monde dans son fonctionnement intellectuel. Alors qu'il se targue de mettre à bas les anciennes métaphysiques au nom de la science et du progrès, le monde moderne a sa propre métaphysique, qu'il diffuse par l'action du gouvernement, et notamment par l'enseignement. Tels sont les deux axes de la pensée de Péguy sur le monde moderne : en exposer les fondements, et dénoncer la propagande dont ils font l'objet. Il a pour adversaire déclaré "le parti intellectuel", dans lequel il range les universitaires arrivés au pouvoir à l'issue de l'affaire Dreyfus et sous le combisme. L'anticléricalisme militant et persécuteur des radicaux le révolte, non par sentiment religieux, mais parce qu'il récuse le fait que l'on puisse attenter à la conscience par des moyens gouvernementaux. Il en appelle donc à la "séparation de la métaphysique et de l'Etat" .

    Le mythe du progrès, l'hégémonie du modèle scientifique dans le domaine de la pensée, trahissent, après l'éviction du dieu chrétien comme de tous les dieux, la divinisation de l'homme, dont l'entendement serait la mesure de toute chose. Dans Zangwill, Péguy montre comment la question de l'interprétation des œuvres littéraires est liée à celle de la représentation du monde et de la place que l'homme y occupe. Taine et Renan, ces savants qu'il nomme les "pères du monde moderne", n'hésitent pas à s'attribuer les prérogatives de la toute-connaissance et de la toute-puissance, dans leur prétention à venir à bout du réel par la connaissance objective. Or Péguy, s'il n'est pas religieux, est métaphysicien : il sait que toutes les civilisations se sont efforcées de donner un sens au mystère de la destinée humaine. Seul le monde moderne, dans son arrogance, a choisi de supprimer ce mystère. Telle est sa métaphysique, la plus grossière et la plus barbare de toutes.

    La France en péril

    Dans cette même période, Péguy est en état d'alerte permanente : en 1905, les menées allemandes au Maroc font craindre un regain d'impérialisme du puissant voisin. Alors que les socialistes font bon accueil aux prises de positions pacifistes de Gustave Hervé, auteur de Leur Patrie, Péguy rétorque avec Notre patrie (1905), un texte qui tranche par son ton et ses thèmes sur les précédents. Au cours d'une déambulation dans Paris, surgissent en lui "les voix de mémoire engloutie" : la France est menacée, non pas seulement la France de 1905, mais la nation millénaire, qui porte à travers son histoire et sa culture les valeurs de liberté auxquelles l'écrivain est si attaché. Désormais, il s'agit pour lui de défendre ce patrimoine à la fois temporel et spirituel, à travers une ressaisie de l'histoire de son pays.

    Au cours de ces années, Péguy écrit beaucoup, mais il publie peu : nombre de pages rédigées entre 1905 et 1908 ne seront éditées qu'après sa mort. Sa pensée en mutation se cherche. En revanche, il consacre une grande partie de son énergie à faire vivre sa revue. Les difficultés matérielles ne manquent pas, mais Péguy est persuadé du bien-fondé de son entreprise et se targue de la mener à bien en dépit des efforts que cela lui coûte.

    De cette intense activité intellectuelle et matérielle, s'apprête à naître un nouveau pan de son œuvre.

    Claire Daudin 

  • Charles Péguy 

    Péguy chrétien, un marginal dans l'Eglise

    "Je ne t'ai pas tout dit... J'ai retrouvé ma foi... Je suis catholique." Cette confidence de Péguy à son ami Joseph Lotte date de septembre 1908. Elle est le seul repère temporel que nous ayons de l'évolution spirituelle de l'auteur. Chez lui, pas de conversion subite comme chez Claudel, pas d'événement surnaturel, pas de rupture. Il ne rebrousse pas chemin, mais trouve enfin ce qui fonde et oriente ses engagements.

    "C'est pour cela, écrit-il dans Notre jeunesse, que notre socialisme n'était pas si bête, et qu'il était profondément chrétien." En gestation dans ses méditations sur la métaphysique du monde moderne, la foi de Péguy devient explicite à partir de 1910, constituant désormais l'axe principal de sa pensée et de la recherche formelle qu'il entame en se lançant dans la poésie. Péguy n'est pas un converti : ce terme implique un revirement et une rupture qu'il récuse absolument. Il est un penseur, un chercheur, qui, à un moment donné de sa quête, rencontre le christianisme non comme un aboutissement, mais comme une borne sur le chemin qu'il suit depuis toujours. C'est cela qui fait l'originalité et la portée de ses œuvres dites chrétiennes : elles ne signent pas une appartenance, elles ne célèbrent pas une vérité reçue une fois pour toutes. Péguy n'a jamais été aussi sévère envers l'Eglise qu'après son adhésion au Christ ; marié non religieusement, il ne communie pas. Parmi les catholiques de son temps, il est totalement marginal. En revanche, l'incessant travail de sa foi par son intelligence et son art donne aux œuvres écrites entre 1909 et 1914 la dimension théologique et prophétique qui en fera des ferments pour le christianisme à venir.

    Dans un premier temps, Péguy se retrouve durement isolé. Ses abonnés, dreyfusards de la première heure, ne comprennent pas forcément sa trajectoire intérieure. Il traverse une crise profonde, qui se traduit par la tentation du désengagement. Un cahier aux accents pathétiques, A nos amis, à nos abonnés, paraît en juin 1909. Péguy y laisse libre cours à sa lassitude et à son découragement. "Nous sommes des vaincus" est le leitmotiv qui scande ces pages, où l'écrivain déplore le délitement du dreyfusisme et l'échec de sa revue. Moins son échec commercial que celui de l'ambition qu'elle s'était donnée de "refaire un public en ce pays", par la pratique du débat, la diffusion de la culture, la dénonciation de l'injustice. Péguy se dit prêt à lâcher la barre, pour se consacrer à une œuvre personnelle. En fait, c'est bien dans le cadre des Cahiers de la quinzaine qu'il va produire, avec une extraordinaire fécondité, les grandes œuvres des dernières années de sa vie.

    Péguy poète

    A partir de 1909, Péguy s'essaie à une autre forme d'écriture. Le polémiste, l'auteur d'essais à la forme difficilement définissable, fait place au poète. Les textes qu'il compose alors assureront sa gloire posthume bien plus que ses écrits en prose, mais parfois à son détriment, car on négligera le substrat philosophique et spirituel de ces oeuvres pour n'en retenir que la religiosité et les accents patriotiques. Sonnera l'heure des morceaux choisis et des recueils édifiants, qui feront tellement de mal à la postérité de Péguy. En réalité, les textes poétiques de Péguy sont intimement liés.

    Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, qui paraît en janvier 1910, reprend le début de sa première Jeanne d'Arc et le développe en une méditation sur les prémisses de l'engagement : la révolte devant les ravages du mal, la tentation du désespoir, l'élucidation progressive d'une vocation. Le titre initial était d'ailleurs Le Mystère de la vocation de Jeanne d'Arc. Mais avant d'arriver à la version définitive, Péguy remanie son texte à plusieurs reprises. Il en retranche la fin, et intercale un long récit de la Passion du Christ vue à travers les yeux, ou plutôt les larmes, de Marie sa mère. Pour le public contemporain, l'œuvre est déconcertante. Poésie ou théâtre ? La critique n'a toujours pas tranché. Péguy se réfère au genre médiéval du mystère, forme de théâtre populaire et apologétique. C'est d'ailleurs au cours des fêtes données en l'honneur de Jeanne d'Arc à Orléans en mai 1909 que l'idée vient à Péguy de faire jouer, dans ce cadre, le drame écrit douze ans auparavant. De la relecture de l'oeuvre de jeunesse naîtront les trois mystère que nous connaissons : Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc (1910), Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1911) et Le Mystère des saints Innocents (1912). Les catholiques de l'époque, au premier rang desquels le tout jeune converti Jacques Maritain, ne voient qu'hérésie dans cette manière nouvelle d'enraciner le spirituel dans le charnel, et de donner voix au peuple chrétien pour faire retentir la parole de Dieu. Le christianisme de Péguy, approfondi dans les pages posthumes du Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle, est hostile à tout cléricalisme. Sur le plan littéraire, la surprise et la méfiance ne sont pas moindre. Péguy doit reprendre sa plume de polémiste pour défendre son oeuvre. Ce sont les pages sans concession de Notre jeunesse (1910) et d'Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet (1911).

    Dans ses écrits en prose comme dans ses oeuvres poétiques, la figure du saint prend la place de celle du militant. Il s'agit toujours d'agir, de "marcher", de chercher à transformer le monde. Mais sans les écueils du combat politique que Péguy a dénoncés avec lucidité. Jeanne d'Arc, saint Louis, roi de France, sainte Geneviève, patronne et protectrice de Paris, sont les personnages qu'il célèbre désormais et met en scène. Des modèles, certainement, mais pour les suivre il faut une vertu supérieure encore au courage et au sacrifice dont Péguy pare les héros du combat en faveur de Dreyfus dans Notre jeunesse. Le Porche du mystère de la deuxième vertu est un hymne à l'espérance, personnifiée en une petite fille. Le poète y célèbre la vitalité des enfants, manifestation charnelle d'une vertu spirituelle. Mais cette célébration est aussi une conquête sur le désespoir qui le guette, et qu'il nomme "le péché du juste". L'enfance est de nouveau exaltée dans Le Mystère des saints-innocents, où Péguy dévoile un Dieu de tendresse et de miséricorde.

    A partir de 1912, Péguy s'essaie à la poésie à forme fixe. Il écrit des sonnets et de longues litanies. Dans La Présentation de la Beauce, ses poèmes se font prière à Marie, qu'il vénère depuis que, à bout de ressources, il a entrepris un pèlerinage à Chartres pour la guérison d'un de ses enfants, et d'une peine plus secrète. Ce premier pèlerinage, effectué en juin 1912, sera suivi d'un second en juillet 1913, et de beaucoup d'autres après la mort de l'écrivain, quand les étudiants catholiques décideront de mettre leurs pas dans ses pas de Paris à la cathédrale beauceronne.

    Enfin, un immense poème composé de plus de 7000 alexandrins est publié dans les Cahiers de la quinzaine en décembre 1913. Eve rend hommage à l'aïeule du genre humain. Dans cette somme, Péguy se donne pour ambition de ressaisir l'histoire de l'Incarnation, montrant comment les voies du Christ furent préparées par les civilisations antérieures, du prophétisme biblique aux routes romaines.

    Derniers combats

    Péguy ne renonce pas à commenter l'actualité. Il est plus que jamais engagé dans le combat d'idées, prenant pour cibles les professeurs de la Sorbonne et le directeur de l'Ecole normale supérieure, Ernest Lavisse. Il est conscient du risque de guerre avec l'Allemagne, qui signifie pour lui la mise en danger des idéaux incarnés par la France. Le spirituel dépend du charnel, l'éternel a besoin du temporel : cette intuition fondamentale le conduit à voir dans l'engagement militaire un service nécessaire, car une culture ne survit pas sans assises matérielles. L'Argent et L'Argent suite, parus en 1913, retentissent d'appels au combat, qui seront repris à bon escient par les résistants du second conflit mondial : "En temps de guerre celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu'il soit, d'où qu'il vienne et quel que soit son parti. Il ne se rend point. C'est tout ce qu'on lui demande. Et celui qui se rend est mon ennemi, quel qu'il soit, d'où qu'il vienne, et quel que soit son parti. Et je le hais d'autant plus, et je le méprise d'autant plus, que par le jeu des partis politiques il prétendait s'apparenter à moi."

    Mais les pages les plus profondes et les plus abouties de l'auteur, où sa pensée, délaissant les éclats de la polémique, se fait méditation, sont peut-être celles de ses deux derniers textes en prose, la Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, parue en avril 1914, et la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, laissée en suspens après le départ de Péguy à la guerre. Depuis ses années d'études, Péguy est un fervent disciple du philosophe Henri Bergson. Ce dernier dira d'ailleurs qu'il est celui qui a le mieux compris sa pensée. Péguy doit à Bergson sa conception du présent, temps de la grâce et de la liberté, où tout est possible encore. Lorsque le philosophe est mis à l'index par l'Eglise catholique, Péguy monte au créneau, jouant Bergson contre saint Thomas, en exposant les affinités entre le christianisme et sa philosophie du temps. En précurseur, il insiste également sur la filiation entre judaïsme et christianisme. Il exprime sa conception de la vie morale, qui n'a que faire de la morale, mais doit être rencontre entre la liberté de l'homme et la grâce de Dieu.

    Au cours de ces années d'intense création littéraire, Péguy est en proie à l'exaltation du poète, mais aussi à des tourments intérieurs. Epris de Blanche Raphaël, une jeune agrégée d'anglais qui fréquente la boutique des Cahiers de la quinzaine, l'écrivain choisit de combattre cette passion par fidélité à sa femme et à sa foi. Il en souffre beaucoup, comme en témoignent les quatrains de La Ballade du cœur qui a tant battu, demeurés longtemps inédits. Mais ce renoncement est aussi une fidélité à soi-même, qui porte ses fruits. La cohérence entre la vie et la pensée de Péguy assure la portée de son oeuvre.

    Il n'en demeure pas moins que la déclaration de guerre et la mobilisation générale sont accueillies par l'écrivain comme une délivrance, non par ardeur belliqueuse, mais parce que le poids de l'existence lui est devenu difficilement supportable. A ses affres sentimentales s'ajoute l'échec de ses tentatives pour voir son œuvre reconnue. Il lui faut échapper à tout cela. Les quelques billets écrits dans les jours qui précèdent son engagement, les témoignages recueillis manifestent son enthousiasme, partagé par de nombreux Français, et le sentiment de libération qui s'empare de lui. Il vit ses premières semaines de campagne, alors qu'il est lieutenant, dans un état de sérénité et de paix intérieure. Il meurt au plus fort de la bataille, à quarante et un ans, le 5 septembre 1914, touché d'une balle en plein front. Un soldat crut entendre ses dernières paroles : "Mon Dieu ! Mes enfants..."

    Claire Daudin 

Ses oeuvres:


Jeanne d'Arc, A Domrémy (1897)

« Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,
Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas.
Meuse, adieu : j'ai déjà commencé ma partance
En des pays nouveaux où tu ne coules pas.

Voici que je m'en vais en des pays nouveaux :
Je ferai la bataille et passerai les fleuves ;
Je m'en vais m'essayer à de nouveaux travaux,
Je m'en vais commencer là-bas des tâches neuves.

Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce,
Tu couleras toujours, passante accoutumée,
Dans la vallée heureuse où l'herbe vive pousse,

O Meuse inépuisable et que j'avais aimée.

Un silence.

Tu couleras toujours dans l'heureuse vallée ;
Où tu coulais hier, tu couleras demain.
Tu ne sauras jamais la bergère en allée,
Qui s'amusait, enfant, à creuser de sa main
Des canaux dans la terre, - à jamais écroulés.

La bergère s'en va, délaissant les moutons,
Et la fileuse va, délaissant les fuseaux.
Voici que je m'en vais loin de tes bonnes eaux,
Voici que je m'en vais bien loin de nos maisons.

Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine,
O Meuse inaltérable et douce à toute enfance,
O toi qui ne sais pas l'émoi de la partance,
Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais
O toi qui ne sais rien de nos mensonges faux,

O Meuse inaltérable, ô Meuse que j'aimais,

Un silence.

Quand reviendrai-je ici filer encor la laine ?
Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous ?
Quand nous reverrons-nous ? et nous reverrons-nous ?

Meuse que j'aime encore, ô ma Meuse que j'aime.

Un assez long silence.
Elle va voir si son oncle revient.

O maison de mon père où j'ai filé la laine,
Où, les longs soirs d'hiver, assise au coin du feu,
J'écoutais les chansons de la vieille Lorraine,
Le temps est arrivé que je vous dise adieu.

Tous les soirs passagère en des maisons nouvelles,
J'entendrai des chansons que je ne saurai pas ;
Tous les soirs, au sortir des batailles nouvelles,
J'irai dans des maisons que je ne saurai pas.

Un silence.

Maison de pierre forte où bientôt ceux que j'aime,
Ayant su ma partance, - et mon mensonge aussi, -
Vont désespérément, éplorés de moi-même,
Autour du foyer mort prier à deux genoux,
Autour du foyer mort et trop vite élargi,

Quand pourrai-je le soir filer encor la laine ?
Assise au coin du feu pour les vieilles chansons ;
Quand pourrai-je dormir après avoir prié ?
Dans la maison fidèle et calme à la prière ;

Quand nous reverrons-nous ? et nous reverrons-nous ?
Ô maison de mon père, ô ma maison que j'aime. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, pp. 80-82)  


De la raison (1901)

« Dans la société présente, où le jeu de la spécialisation s'est outré automatiquement, les fonctions intellectuelles et les fonctions manuelles ne sont presque jamais attribuées aux mêmes ouvriers ; les ouvriers intellectuels délaissent presque tout le travail des mains ; les ouvriers manuels délaissent presque tout travail de l'esprit, presque tout exercice de la raison. Dans la cité harmonieuse dont nous préparons la naissance et la vie, les fonctions intellectuelles et les fonctions manuelles se partageront harmonieusement les mêmes hommes. Et la relation de l'intellectuel au manuel, au lieu de s'établir péniblement d'un individu à l'autre, s'établira librement au cœur du même homme. Le problème sera transposé. Car nous n'avons jamais dit que nous supprimerions les problèmes humains. Nous voulons seulement, et nous espérons les transporter du terrain bourgeois, où ils ne peuvent recevoir que des solutions ingrates, sur le terrain humain, libre enfin des servitudes économiques. Nous laissons les miracles aux praticiens des anciennes et des nouvelles Eglises. Nous ne promettons pas un Paradis. Nous préparons une humanité libérée. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres en prose complètes, tome I, pp. 838-839)

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Pour la rentrée (1904)

« La crise de l'enseignement n'est pas une crise de l'enseignement ; il n'y a pas de crise de l'enseignement ; il n'y a jamais eu de crise de l'enseignement ; les crises de l'enseignement ne sont pas des crises de l'enseignement ; elles sont des crises de vie ; elles dénoncent, elles représentent des crises de vie et sont des crises de vie elles-mêmes ; elles sont des crises de vie partielles, éminentes, qui annoncent et accusent des crises de la vie générales ; ou si l'on veut les crises de vie générales, les crises de vie sociales s'aggravent, se ramassent, culminent en crises de l'enseignement, qui semblent particulières ou partielles, mais qui en réalité sont totales, parce qu'elles représentent le tout de la vie sociale ; c'est en effet à l'enseignement que les épreuves éternelles attendent, pour ainsi dire, les changeantes humanités ; le reste d'une société peut passer, truqué, maquillé ; l'enseignement ne passe point ; quand une société ne peut pas enseigner, ce n'est point qu'elle manque accidentellement d'un appareil ou d'une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c'est que cette société ne peut pas s'enseigner ; c'est qu'elle a honte, c'est qu'elle a peur de s'enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c'est s'enseigner ; une société qui n'enseigne pas est une société qui ne s'aime pas ; qui ne s'estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres en prose complètes, tome I, pp. 1390)

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Le mystère de la Charité de jeanne d'Arc (1910)

« Vous vous attardez, paroisses vous vous attardez à produire des saintes et des saints les plus grands. Et pendant ce temps-là, sans avertir, sans prévenir personne, une petite paroisse de rien du tout avait enfanté le saint des saints. D'un seul coup, du premier coup, elle était arrivée, elle avait enfanté le saint des saints. Dans un éclair elle avait réussi, elle avait fait ce qui ne se refera jamais plus, elle avait fait, enfanté celui qui éternellement ne s'enfantera plus. Et comme vous autres, paroisses, vous avez pour patrons saint Crépin et saint Crepinien, tout de même, Bethléem, tu as pour patron saint Jésus. D'autres ont saint Marceau et saint Donatien; et Rome a saint Pierre. Mais toi, Bethléem, petite paroisse obscure, petite paroisse perdue, toi maline tu as saint Jésus, et nul ne pourra te l'enlever éternellement jamais. Car il est ton propre patron, comme saint Ouen est le patron de Rouen. Car c'est ce saint-là que tu as mis au monde; un jour du monde que tu as mis au monde. Tu as produit ce saint-là, tu as enfanté ce saint-là. Et nous autres nous ne sommes que des petites gens.
Et il n'y aura plus que de petites gens, depuis qu'une paroisse est venue, qui a tout pris pour elle.
Avant même qu'on ait commencé. Il n'y aura plus jamais, éternellement jamais, que des petites gens. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, p. 403)

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Notre jeunesse (1910)

« Une mystique peut aller contre toutes les politiques à la fois. Ceux qui apprennent l'histoire ailleurs que dans les polémiques, ceux qui essaient de la suivre dans les réalités, dans la réalité même, savent que c'est en Israël que la famille Dreyfus, que l'affaire Dreyfus naissante, que le dreyfusisme naissant rencontra d'abord les plus vives résistances. La sagesse est aussi une vertu d'Israël. S'il y a les Prophètes, il y a aussi l'Ecclésiaste. Beaucoup disaient à quoi bon. Les sages voyaient surtout qu'on allait soulever un tumulte, instituer un commencement dont on ne verrait peut-être jamais la fin, dont surtout on ne voyait pas quelle serait la fin. Dans les familles, dans le secret des familles on traitait communément de folie cette tentative. Une fois de plus la folie devait l'emporter, dans cette race élue de l'inquiétude. Plus tard, bientôt tous, ou presque tous, marchèrent, parce que quand un prophète a parlé en Israël, tous le haïssent, tous l'admirent, tous le suivent. Cinquante siècles d'épée dans les reins les forcent à marcher. Ils reconnaissent l'épreuve avec un instinct admirable, avec un instinct de cinquante siècles. Ils reconnaissent, ils saluent le coup. C'est encore un coup de Dieu. La ville encore sera prise, le Temple détruit, les femmes emmenées. Une captivité vient, après tant de captivités. De longs convois traîneront dans le désert. Leurs cadavres jalonneront les routes d'Asie. Très bien, ils savent ce que c'est. Ils ceignent leurs reins pour ce nouveau départ. Puisqu'il faut y passer ils y passeront encore. Dieu est dur mais il est Dieu. Il punit, et il soutient. Il mène. Eux qui ont obéi, impunément, à tant de maîtres extérieurs, temporels, ils saluent enfin le maître de la plus rigoureuse servitude, le Prophète, le maître intérieur. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres en prose complètes, tome III, pp.54-55)

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Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1912)

« La petite Espérance s'avance entre ses deux grandes sœurs
et on ne prend pas seulement garde à elle.
Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur le chemin
raboteux du salut, sur la route interminable, sur la route
entre ses deux sœurs la petite espérance
S'avance.
Entre ses deux grandes sœurs.
Celle qui est mariée.
Et celle qui est mère.
Et l'on n'a d'attention, le peuple chrétien n'a d'attention
que pour les deux grandes sœurs.
La première et la dernière.
Qui vont au plus pressé.
Au temps présent.
A l'instant momentané qui passe.
Le peuple chrétien ne voit que les deux grandes sœurs, n'a
de regard que pour les deux grandes sœurs.
Celle qui est à droite et celle qui est à gauche.
Et il ne voit quasiment pas celle qui est au milieu.
La petite, celle qui va encore à l'école.
Et qui marche.
Perdue dans les jupes de ses sœurs.
Et il croit volontiers que ce sont les deux grands
qui traînent la petite par la main.
Au milieu.
Entre les deux.
pour lui faire faire ce chemin raboteux du salut.
Les aveugles qui ne voient pas au contraire.
Que c'est elle au milieu qui entraîne ses grandes sœurs.
Et que sans elle elles ne seraient rien.
Que deux femmes déjà âgées.
Deux femmes d'un certain âge.
Fripées par la vie.
C'est elle, cette petite, qui entraîne tout. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, pp. 176-177)

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Le Porche du Mystère de la deuxième vertu (1912)

« Il pense avec tendresse à ce temps où il ne sera plus.
Parce que n'est-ce pas on ne peut pas être toujours.
On ne peut pas être et avoir été.
Et où tout marchera tout de même.
Où tout n'en marchera pas plus mal.
Au contraire.
Où tout n'en marchera que mieux.
Au contraire.
Parce que ses enfants seront là, pour un coup.

Ses enfants feront mieux que lui, bien sûr.
Et le monde marchera mieux.
Plus tard.
Il n'en est pas jaloux.
Au contraire.
Ni d'être venu au monde, lui, dans un temps ingrat.
Et d'avoir préparé sans doute à ses fils peut-être un
temps moins ingrat.
Quel insensé serait jaloux de ses fils et des fils de ses fils.

Est-ce qu'il ne travaille pas uniquement pour ses enfants.

Il pense avec tendresse au temps où on ne pensera plus
guère à lui qu'à cause de ses enfants. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, p. 546)

  


Le Mystère des Saints-Innocents (1912)

« Et combien de fois quand ils peinent tant dans leurs épreuves
J'ai envie, je suis tenté de leur mettre la main sous le ventre
Pour les soutenir de ma large main
Comme un père qui apprend à nager à son fils
Dans le courant de la rivière
Et qui est partagé entre deux sentiments.
Car d'une part s'il le soutient toujours et s'il le soutient trop
L'enfant s'y fiera et il n'apprendra jamais à nager.
Mais aussi s'il ne le soutient pas juste au bon moment
Cet enfant boira un mauvais coup.
Telle est la difficulté, elle est grande.
Et telle la duplicité même, la double face du problème.
D'une part il faut qu'ils fassent leur salut eux-mêmes.
C'est la règle.
Et elle est formelle. Autrement ce ne serait pas intéressant. Ils ne serraient pas des hommes.
Or je veux qu'ils soient virils, qu'ils soient des hommes et qu'ils gagnent eux-mêmes
Leurs éperons de chevaliers.
D'autre part il ne faut pas qu'ils boivent un mauvais coup
Ayant fait un plongeon dans l'ingratitude du péché.
Tel est le mystère de la liberté de l'homme, dit Dieu, et de mon gouvernement envers lui et envers sa liberté.
Si je soutiens trop, il n'est plus libre
Et si je ne le soutiens pas assez, il tombe.
Si je le soutiens trop, j'expose sa liberté
Si je ne le soutiens pas assez, j'expose son salut :
Deux biens en un sens presque également précieux.
Car ce salut a un prix infini.
Mais qu'est-ce qu'un salut qui ne serait pas libre.
Comment serait-il qualifié.
Nous voulons que ce salut soit acquis par lui-même.
Par lui-même l'homme. Soit procuré par lui-même.
Vienne en un sens de lui-même. Tel est le secret,
Tel est le mystère de la liberté de l'homme.
Tel est le prix que nous mettons à la liberté de l'homme.
Parce que moi-même je suis libre, dit Dieu, et que j'ai créé l'homme à mon image et à ma ressemblance.
Tel est le mystère, tel est le secret, tel est le prix
De toute liberté.
Cette liberté de cette créature est le plus beau reflet qu'il y ait dans le monde
De la liberté du Créateur. C'est pour cela que nous y attachons,
Que nous y mettons un prix propre.
Un salut qui ne serait pas libre, qui ne serait pas, qui ne viendrait pas d'un homme libre ne nous dirait plus rien. Qu'est-ce que ce serait.
Qu'est-ce que ça voudrait dire.
Quel intérêt un tel salut présenterait-il.
Une béatitude d'esclaves, un salut d'esclaves, une béatitude serve, en quoi voulez-vous que ça m'intéresse.
Aime-t-on à être aimé par des esclaves. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, p. 714)  


Le Mystère des Saints-Innocents (1912)

« Paradis est plus fleuri que printemps.
Paradis est plus moissonneux qu'été.
Paradis est plus vendangeux qu'automne.
Paradis est si éternel qu'hiver.
Paradis est plus soleilleux que jour.
Paradis est plus étoilé que nuit.
Paradis est plus ferme que le ferme décembre.
Paradis est plus doux que le doux mois de mai.
Paradis est plus secret que jardin fermé.
Paradis est plus ouvert que champ de bataille.
Paradis est plus vieux que saint Jérôme.
Paradis est le céleste pourpris.
Paradis est plus capital que Rome.
Paradis est plus peuplé que Paris.
Paradis est désert plus que plaine en décembre.
Paradis est public et qui veut vient y boire.
Paradis est plus frais que l'aube fraîche.
Paradis est plus ardent que midi.
Paradis est plus calme que le soir.
Paradis est si éternel que Dieu.
Paradis est sanglant plus que champ de bataille.
Paradis est sanglant du sang de Jésus-Christ.
Paradis est royaume des royaumes.
Paradis est le dernier reposoir.
Paradis est le siège de Justice.
Paradis est le royaume de Gloire.
Paradis est plus beau qu'un jardin de pommiers.
Paradis est plus floconneux qu'hiver.
Paradis est plus sévère que mars.
Paradis est plus boutonneux qu'avril.
Paradis est plus bourgeonneux qu'avril.
Paradis est plus cotonneux qu'avril.
Paradis est plus embaumé que mai.
Paradis est plus accueillant qu'auberge.
Paradis est plus fermé que prison.
Paradis est demeure de la Vierge.
Paradis est la dernière maison.
Paradis est le Trône de Justice.
Veuille seulement Dieu que route y aboutisse.
Route que cheminons depuis dix-huit cents ans.
Paradis est auberge à la très belle enseigne.
Car c'est l'enseigne-ci : à la Croix de Jésus.
Cette enseigne éternelle est pendue à la porte. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, p. 1567-1568) 

   

La Tapisserie de Sainte Geneviève (1912)

Elle avait jusqu'au fond du plus secret hameau
La réputation dans toute Seine et Oise
Que jamais ni le loup ni le chercheur de noise
N'avaient pu lui ravir le plus chétif agneau.

Tout le monde savait de Limours à Pontoise
Et les vieux bateliers contaient au fil de l'eau
Qu'assise au pied du saule et du même bouleau
Nul n'avait pu jouer cette humble villageoise.

Sainte qui rameniez tous les soirs au bercail
Le troupeau tout entier, diligente bergère,
Quand le monde et Paris viendront à fin de bail

Puissiez-vous d'un pas ferme et d'une main légère
Dans la dernière cour par le dernier portail
Ramener par la voûte et le double vantail

Le troupeau tout entier à la droite du père.

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, p. 841) 

 


Eve (1913)

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts d'une mort solennelle.

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles.
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu
Parmi tout l'appareil des grandes funérailles.

(...)

Heureux ceux qui sont morts car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, p. 664) 

 


Eve (1913)

« Car le surnaturel est lui-même charnel
Et l'arbre de la grâce est raciné profond
Et plonge dans le sol et cherche jusqu'au fond
Et l'arbre de la race est lui-même éternel.

Et l'éternité même est dans le temporel
Et l'arbre de la grâce est raciné profond
Et plonge dans le sol et touche jusqu'au fond
Et le temps est lui-même un temps intemporel.

Et l'arbre de la grâce et l'arbre de nature
Ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels,
Ils ont tant confondu leurs destins fraternels
Que c'est la même essence et la même stature.

Et c'est le même sang qui court dans les deux veines,
Et c'est la même sève et les mêmes vaisseaux,
Et c'est le même honneur qui court dans les deux peines,
Et c'est le même sort scellé des même sceaux. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, p. 1041)

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Eve (1913)

« L'une est morte un soir, et le trois de janvier.
Tout un peuple assemblé la regardait mourir.
Le bourgeois, le manant, le pâtre et le bouvier
Pleuraient et se taisaient et la voyaient partir.

L'éblouissant manteau d'une sévère neige
Couvrait les beaux vallons du pays parisis.
L'amour de tout un peuple était tout son cortège.
Et ce peuple, c'était le peuple de Paris.

L'éblouissant manteau d'une prudente neige
Couvrait les beaux recreux de la naissante France
L'amour de tout un peuple était son espérance.
L'amour de tout un peuple était tout son cortège.

Et par France j'entends le pays parisis
Et la neige éclatait, tunique grave et blanche.
On avait fabriqué comme une estrade en planche.
Et l'antique Lutèce était déjà Paris.

La neige déroulait un immense tapis.
L'histoire déroulait un immense discours.
La gloire encommençait un immense parcours.
Déjà l'humble Lutèce était le grand Paris.

La neige découpait un immense parvis.
L'histoire préparait un immense destin.
La gloire se levait dans un jeune matin.
Et la jeune Lutèce était le vieux Paris.

L'autre est morte un matin et le trente de mai
Dans l'hésitation et la stupeur publiques.
Une forêt d'horreur, de haches et de piques
La tenaient circonscrite en un cercle fermé.

Et l'une est morte ainsi d'une mort solennelle
Sur ses quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-douze ans
Et les durs villageois et les durs paysans,
La regardant vieillir l'avaient crue éternelle.

Et l'autre est morte ainsi d'une mort solennelle.
Elle n'avait passé ses humbles dix-neuf ans
Que de quatre ou cinq mois et sa cendre charnelle
Fut dispersée aux vents. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, p. 1173-1174)

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Note sur M. Bergson (1914)

« Toute la question est précisément de savoir si la pensée aussi n'est pas mieux n'importe où que dans le milieu d'une forêt. Ce que je dis, c'est que justement parce que sa morale était provisoire, justement parce qu'elle n'entrait pas dans son système, parce qu'elle n'était pas arrêtée, parce que pour ainsi dire elle n'était pas officielle, justement parce qu'il s'y est moins défendu, moins observé, c'est elle qui nous livre son secret. Son secret c'est bien d'aller toujours dans le même sens et, le soir, d'arriver quelque part.
Toute la question est en effet de savoir si la pensée elle-même n'entre point dans de certaines conditions, si elle n'est point soumise à de certaines conditions générales de l'homme et de l'être, qui sont des conditions organiques, et dont l'une précisément serait que tout vaut mieux que de tourner en rond.

Partir, marcher droit, arriver quelque part. Arriver ailleurs plutôt que de ne pas arriver. Arriver où on n'allait pas plutôt que de ne pas arriver. Avant tout arriver. Tout, plutôt que de vaguer. Et que la plus grande erreur c'est encore d'"errer" : voilà sa nature même et la race de son secret. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres en prose complètes, tome III, pp. 1268)

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Note conjointe sur M. Descartes (1914)

« L'Annonciation peut être considérée comme la dernière des prophéties et la prophétie à la limite (et au dernier terme au dernier point au commencement même de la réalisation). Et ce n'est pas seulement la prophétie la plus imminente. Il est permis de dire que c'est aussi la plus haute et la capitale. Comme Jésus est le dernier et le plus haut des prophètes, ainsi et du même mouvement l'Annonciation est la dernière et la plus haute des prophéties. Elle vient directement de Dieu, par un ange, qui n'est plus qu'un ministre et un héraut. Non plus par un prophète qui est un homme. Et elle est vraiment dans la séquence le point merveilleux où sur la promesse vient s'articuler la tenue de la promesse.

Ainsi l'Annonciation est une heure unique dans l'histoire mystique et dans l'histoire spirituelle. C'est une heure culminante. C'est un moment unique et comme un point de moment, un moment ponctuel. C'est toute la fin d'un monde et tout le commencement de l'autre. Toute la fin du premier monde mystique et tout le commencement de l'autre. Et dans un de ces longs beaux jours de juin où il n'y a plus de nuit, où il n'y a plus de ténèbres, où le jour donne la main au jour, c'est le dernier point du soir et c'est ensemble le premier point de l'aube.

C'est le dernier point de la promesse et c'est ensemble le premier point de la tenue de la promesse.

C'est le dernier point d'hier et c'est ensemble le premier point de demain.

C'est le dernier point du passé et c'est ensemble et dans un même présent le premier point d'un immense futur.

Dans l'ordre des prophéties, dans la série du passé, dans la catégorie de la promesse et de l'annonce elle est en effet la dernière et la plus haute et la culminante. Elle est comme immédiate. Et en effet de toutes les manières de se faire annoncer la salutation est bien celle qui est plus que tangente et plus qu'immédiate. Car c'est qu'on est déjà là. Et dans l'ordre de la tenue de la promesse, dans la série du passé clos, dans la catégorie des Evangiles, dans la série du passé devenu présent et futur c'est le premier point d'aube et le premier point de présence. Et encore en outre et dans ce futur même c'est le point de départ, au centre et comme au creux de ce futur, c'est le point de départ de tant d'Ave Maria, la pointe de la première proue de la première nef de cette flotte innombrable, et de tous ceux que devait dire saint Louis, et de tous ceux que devait dire Jeanne d'Arc. (...)

Et comme un point et une pointe et une cime est étroite et fine et n'a point toute la largeur de sa base, ainsi cette large promesse, commencée à tout un monde, réduite à tout un peuple, aboutissait dans le secret et l'ombre à une humble enfant, fleur et couronnement de toute une race, fleur et couronnement de tout le monde. Cette prophétie qui avait été sur le trône avec David et Salomon, qui avait été publique pour tout un peuple, publiée pour tout le monde, proclamée pour toute une race, elle aboutissait à une cime secrète, à une fleur, à un couronnement de silence et d'ombre. Elle aboutissait à être une salutation confidente à une seule et humble fille et par le ministère d'un seul ange. Et tout un peuple avait attendu le Christ dans le temps qu'il ne venait pas. Mais nul ne l'attendait plus quand il allait venir.

(...)

Ainsi cette immense mystique d'Israël avait couvert tout un peuple et cette immense et universelle mystique de Jésus devait couvrir le monde. Mais l'une ne pouvait donner l'autre qu'en passant par un certain point d'être et de génération spirituelle.

Par un certain point d'être et de génération mystique.

Cette immense et publique race d'Israël ne pouvait donner cette immense et publique et universelle race chrétienne qu'en passant par un certain point de secret mystique, de confidence spirituelle.

Ainsi deux mondes immenses ne pouvaient communiquer que par leurs cimes, renversées de l'une sur l'autre.

Et c'est le théorème des angles opposés par le sommet.

Un immense passé n'a pu donner un plus immense et universel futur qu'en passant par un certain point de fécondité, par un certain point de génération du présent.

Un public passé n'a pu donner un plus public et universel futur qu'en passant par un certain point de secret du présent.

L'être de Moïse n'a pu donner l'être de Jésus qu'en passant par un certain point d'être.

Le peuple de Moïse n'a pu donner le peuple de Jésus qu'en passant par un certain point de peuple.

Les immenses prophéties n'ont pu donner les immenses et universels Evangiles qu'en passant par un certain point qui fût ensemble et la plus haute prophétie et l'aube des Evangiles. Et ce point ce fut précisément le point de cette annonce faite à Marie. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres en prose complètes, tome III, pp. 1405-1407)

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Note conjointe sur M. Descartes (1914)

« Je l'ai dit depuis longtemps. Il y a le monde moderne. Le monde moderne a fait à l'humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons par l'histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir, ne peut pas nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous vivons. Il n'y a pas de précédents. Pour la première fois dans l'histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent. Et pour être juste, il faut même dire : Pour la première fois dans l'histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d'un même mouvement qui est le même ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent. Pour la première fois dans l'histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d'un seul mouvement et d'un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur toute la ligne. Et pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est seul en face de l'esprit. (Et même il est seul en face des autres matières.)

Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est seul devant Dieu.

Il a ramassé en lui tout ce qu'il y avait de vénéneux dans le temporel, et à présent c'est fait. Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu'à l'échange a complètement envahi la valeur à échanger.

Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l'échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu'elle a été anéantie, puisque l'appareil de mesure et d'échange et d'évaluation a envahi toute la valeur qu'il devait servir à mesurer, échanger, évaluer.

L'instrument est devenu la matière et l'objet et le monde.

C'est un cataclysme aussi nouveau, c'est un événement aussi monstrueux, c'est un phénomène aussi frauduleux que si le calendrier se mettait à être l'année elle-même, l'année réelle, (et c'est bien un peu ce qui arrive dans l'histoire); et si l'horloge se mettait à être le temps; et si le mètre avec ses centimètres se mettait à être le monde mesuré; et si le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté.

De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n'en est pas digne. Elle vient de l'argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité.

Et notamment de cette avarice et de cette vénalité que nous avons vu qui étaient deux cas particuliers, (et peut-être et souvent le même), de cette universelle interchangeabilité.

Le monde moderne n'est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu'il est universellement interchangeable.

Il ne s'est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu'il avait tout réduit en argent, il s'est trouvé que tout était bassesse et turpitude.

Je parlerai un langage grossier. Je dirai : Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est le maître du curé comme il est le maître du philosophe. Il est le maître du pasteur comme il est le maître du rabbin. Et il est le maître du poète comme il est le maître du statuaire et du peintre.

Le monde moderne a créé une situation nouvelle, nova ab integro. L'argent est le maître de l'homme d'Etat comme il est le maître de l'homme d'affaires. Et il est le maître du magistrat comme il est le maître du simple citoyen. Et il est le maître de l'Etat comme il est le maître de l'école. Et il est le maître du public comme il est le maître du privé.

Et il est le maître de la justice plus profondément qu'il n'était le maître de l'iniquité. Et il est le maître de la vertu plus profondément qu'il n'était le maître du vice.

Il est le maître de la morale plus profondément qu'il n'était le maître des immoralités. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres en prose complètes, tome III, pp. 1455-1457)  

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